L’Ecoute, cette mal aimée….

« Ce qu’est un pin, apprends le du pin,
Ce qu’est un bambou apprends le du bambou »
Basho (1644, 1694)

Je ne connais pas beaucoup de coachs prêts à dire le contraire : l’écoute est le fondement du coaching ! Mais une fois dit cela, personne ne semble s’être sérieusement penché sur ce qu’écouter veut vraiment dire!

D’abord pourquoi, écoute-t-on ?

On peut citer facilement plusieurs raisons d’écouter : échanger des informations, résoudre un problème,   partager des opinions, échanger des sentiments…Dans ce dernier cas, tous ceux qui ont été amoureux et qui ont déclaré leur amour peuvent témoigner de l’intensité du regard que je porte à ma ou mon partenaire guettant le moindre signe d’un sentiment partagé ou au contraire rejeté.

Tiens, on n’écoute pas seulement avec ses oreilles!

En tout cas ce qui s’échange à travers l’écoute est pluri déterminé : un message, des affects, des jugements, des opinions, des intentions, des réponses….toute une polyphonie qui chemine en même temps…toute tentative de se focaliser à un seul niveau scotomise tous les autres.

Les raisons d’écouter sont multiples mais au bout du compte il s’agit d’entendre.

Non, ce n’est pas un truisme : entendre veut dire être réceptif, en même temps et spontanément, à tous les niveaux de communication et, donc, à tous les niveaux sensoriels.

Cela implique deux choses :

  • L’écoute profonde est forcément globale.
  • L’écoute est un processus réceptif qui engage la personnalité tout entière.

Ainsi, l’écoute est pure passivité et cette passivité même nécessite un lieu d’accueil,  une ouverture, une disponibilité sans faille.

Pour progresser encore, il peut être utile de s’interroger sur ce qui empêche d’écouter.

On n’écoute pas quand on pense à ce que l’on va dire ou répondre, à la question que l’on va poser, à l’interprétation qu’il est possible de proposer, quand on se laisser emporter par le bavardage intérieur, lorsque l’on se  laisse aller au jugement, au rejet ou au contraire  à l’approbation, à l’indignation ou au contraire, à l’enthousiasme ….En fait à chaque fois que la  disponibilité totale est prise en défaut.

Une première conclusion est qu’il ne saurait y avoir d’écoute active. Ce que l’on appelle, écoute active, avec Carl Rogers, est un processus,  important, d’approfondissement mais ce processus ne peut intervenir qu’après une période d’écoute.

L’écoute  commence quand le questionnement, y compris le questionnement intérieur, se suspend.

Il est nécessaire pour cela d’ouvrir un espace interne sans enjeu, sans préjugés, sans intention…au risque de ce qui peut advenir: entendre l’étrangeté, le radicalement autre qui peut déstabiliser (voir plus loin les quelques lignes sur Kimura Bin).

Ecoute et Epochè :

La citation de Basho, que j’ai mise en tête de ce texte, définit d’une certaine manière l’écoute absolue : accéder à la chose telle qu’elle se montre.  Que ce soit un Maître et poète Zen qui le dise n’est pas anecdotique, nous y reviendrons plus loin.

Les philosophes ne manqueront pas d’y repérer le projet phénoménologique Husserlien : être au plus près de la chose même. Husserl propose pour cela  une démarche ascétique : l’Epochè. Il ne s’agit rien de moins que de mettre entre parenthèses (ie : oublier toute connaissance préalable)  la thèse de l’existence de l’objet pour voir comment il se donne à la conscience, pur corrélat entre son intentionnalité (à la conscience)  et l’objet du monde réel tel qu’il apparaît (le phénomène).

L’inconvénient de cette position est qu’elle est dangereusement  dissymétrique (le sujet face au monde), et privilégie (hypertrophie!)  l’ego.

Dans la  « crise des sciences européenne », Husserl va tenter de sortir de cette monadologie égotique pour ramener les phénomènes à une rencontre entre l’objet et l’ego sur fond  d’un monde universel  de la vie…car cette rencontre doit avoir lieu quelque part.

Ainsi, on voit poindre derrière l’écoute profonde, ceci de fondamental  qu’il peut y être question de Rencontre et de rencontre dans un autre lieu.

Comment nous interrogent les arts martiaux ?

Lors de ma communication intitulée « l’Aïkido et l’expérience originaire de l’Etre »  au congrés du Réseau Asie Pacifique – CNRS (L.Lemaire-2011), j’avais commencé par ces mots :

« À regarder travailler le fondateur Morihei Ueshiba (1883-1969) nous sommes surpris non seulement par sa fluidité mais aussi par une étrange sensation, celle d’une distorsion du temps et de l’espace comme si une topologie singulière contraignait la trajectoire du partenaire. L’Aïkido propose la pédagogie de cette expérience étrange d’un rapport à l’autre où asymptotiquement il n’y plus ni sujet ni objet mais un pur mouvement, un vortex énergétique, une unité originaire. Il s’agit comme dans le Zen, en développant une attention sans attente, là à la posture, ici au mouvement et au partenaire, de dépasser les conditionnements, les peurs, les passions pour expérimenter, au-delà des mots, notre véritable nature : Déconstruire l’ego pour être le là, se tenir simplement dans l’ouvert, expérimenter le sans-fond, se faire pure présence voilà peut-être le projet commun, dans la langue phénoménologique, de l’Aïkido et du Zen. » (Lemaire, 2011)

Il suffit pratiquement de remplacer Aïkido par Ecoute (avec un E majuscule) pour entrevoir quelque chose de l’essence de celle-ci.

L’Ecoute est, donc, Rencontre mais à quel niveau, dans quel espace, entre qui et qui?

Une expérience de l’Ecoute :

J’ai longuement fréquenté les thérapies analytiques et corporelles. D’abord pendant 12 ans pour mon propre développement puis parfois comme observateur et membre d’un groupe de travail sur la théorisation de ce type d’approche. Lorsque s’actualise dans le groupe une tension suffisante autour d’une problématique partagée et qu’une personne incarne cette problématique, que s’instaure un dialogue authentique avec le thérapeute, il arrive que surgisse une qualité de silence et d’émotion d’une profondeur vertigineuse qui semble mettre en relation tous les acteurs dans un espace insigne, a conceptuel, dont on ne peut rien dire sinon que la parole (avec un petit p), le bavardage, l’annule instantanément.

Je reprends ci-dessous quelques lignes de mon livre par lesquels j’essayais de situer cette expérience limite, rare mais terriblement précieuse.

« Dans cette clinique-là  [Les Thérapies Analytiques et Corporelles] sont tenus ensemble toutes les dimensions de l’Être Homme : de l’Être social à l’Être spirituel sans jamais céder sur la responsabilité de chacun face à son destin.

Il ne faudrait cependant pas croire que cela se fasse sans effort : il y a un travail préparatoire, travail sur les défenses, travail tour à tour et en même temps, analytique, corporel, émotionnel, énergétique, travail parfois minutieux comme le chef de chœur règle chacune des voix, envoie tel chanteur déchiffrer la partition, règle les hauteurs, cadence les mélodies, impose les silences  pour que puisse se faire entendre la voix la plus pure, la plus cristalline, la plus fragile, celle de l’enfant, du tout petit enfant,  dans toute l’ampleur de sa détresse essentielle. Cette voix, au-delà des mots et des concepts, qui est celle  de toute l’humanité et dont la densité énergétique est profondément réparatrice. » (L.Lemaire, 2015)

Je souligne exprès la dernière phrase car sans céder sur le nécessaire, et parfois douloureux et parfois laborieux, travail analytique, l’essence du travail réparateur se produit dans cet espace a-conceptuel, au-delà des mots.

« Ne parlons plus de demande mais d’appel. La demande s’adresse à un répondant constitué mais l’appel éclate dans un espace qu’il ouvre en abime et que ce serait fermer que d’y loger une réponse qui n’aurait pas été, elle-même mise en question dans son propre vide » (H.Maldiney)

J’espère qu’il est clair que ce travail n’a rien à voir avec ces soi-disant « communications intuitives » qui ne sont la plupart du temps que l’actualisation sur une personne qui n’en peut mais, des mécanismes de défense d’un apprenti sorcier.

En tous cas, au fur à mesure, où l’on tente d’approfondir ce que peut être l’écoute, on voit s’ouvrir un au-delà de la pensée conceptuelle, un au-delà de la philosophie, un au-delà de la psychologie, un au-delà de la psychanalyse (qui restent des territoires qu’il faut cependant  traverser)  que l’on ne trouve systématisé que dans la pensée extrême orientale (et je devrais ajouter même si cet « hors dimension », ce mystère, apparaît ponctuellement chez certains mystiques comme dans le grand Silence de Maître Eckhart).

Le retournement opéré par la philosophie japonaise.

Mais la pensée japonaise, entre autres, la fait sortir de cet aura magique  pour la réintégrer dans une réflexion, qui, tout en ménageant sa place au mystère, offre une topologie de l’Etre, une logique du sujet,  capable de rendre compte de ce phénomène-là : la possibilité d’une ouverture inconditionnelle à la rencontre dans un espace irréductible à toute conceptualisation..

Et là, je voudrais évoquer brièvement deux immenses penseurs japonais. Le premier est philosophe : Nishida Kitaro (1870, 1945)  est même considéré comme le premier philosophe japonais au sens occidental. Le second est Kimura Bin (1931- ), psychiatre, longtemps  médecin chef de l’hôpital psychiatrique de Kyoto, et qui, dans le sillage de Nishida, introduit à une psychopathologie phénoménologique intégrant l’expérience du  Zen.

Je ne pourrais malheureusement que les évoquer ici, beaucoup trop brièvement (peut être dans un prochain article essaierai je de m’étendre un peu plus,)  et j’espère ne pas trop trahir, en cette synthèse impossible, la qualité et la richesse de leur pensée.

Mon seul objectif est d’ordre incitatif, vous donner envie! ,  afin de montrer qu’il existe un espace de la rencontre, où l’écoute se fait Ecoute, et que cet espace, pour a conceptuel qu’il soit, ouvre à des reconstructions inattendues.

La logique des lieux de Nishida

Nishida construit sa pensée dans une confrontation permanente de son expérience très profonde de la médiation Zen et de sa fréquentation des philosophes occidentaux, Aristote, Leibniz, Kant, Hegel et Husserl en particulier.

Il va mener une discussion rigoureuse avec la logique Aristotélicienne du prédicat (« je » suis »grand ») en en questionnant ce « je », ce sujet de la phrase, sa place et ses apories. Sa pensée a été  remaniée tout au long de sa longue vie intellectuelle mais elle s’appuie sur la mise en évidence d’un fond commun à toute l’humanité (et même au monde!), fond qui échappe à toute substantialisation , fond où s’exerce l’intuition agissante, l’expérience pure, la non dualité.

L’individualisation se construit, je devrais dire s’auto détermine,  au prix de la perte de cette spontanéité originaire, à travers une série d’épreuves paradoxales (individuel/universel entre autres) qui conduit à la rationalisation.

Je vais m’appuyer sur le schéma ci-dessus (qui a la limite de mes limites) pour évoquer quelque chose de cette logique du lieu qui n’est pas, j’insiste,  une topologie spatiale mais plutôt quelque chose de l’ordre d’une ontologie logique !

Lorsque Rimbaud écrit « Je est un Autre », il touche par son génie au cœur de l’Etre car ce « je », sujet de l’énoncé, n’est rien qu’une forme grammaticale qui ne prend sons sens que d’un autre sujet, de chair celui là, celui de l’énonciation. Alors oui, « Je est un Autre »: d’abord cette personne consciente,  à qui la vérité échappe dans le procès même de mise en mot « la vérité à toute la dire on ne peut pas », écrit Lacan), mais aussi ce sujet de l’inconscient, cet Autre,  qui travaille dans l’arrière-cour !

Cependant, ce sujet de l’énonciation lui même n’est pas surgi de nulle part. Il  est le produit d’un paradoxe, celui de l’auto affirmation de la spontanéité de la vie à travers le processus d’individuation mais aussi de la confrontation à l’altérité à ce « Je autre » qui me contraint dans une tension irréductible entre l’universel et le particulier (pas de fuite dialectique dans la synthèse chez Nishida). Cette tension ne prend sens que sur un fond commun, un fond originaire beaucoup plus vertigineux.

A travers ce procès d’individuation, l’homme a perdu cette spontanéité primordiale, cette intuition agissante, cette expérience pure du monde non médiatisée qui fait retour dans l’expérience du Zen, des arts martiaux ou, dans ce que j’ai vécu avec les thérapies analytiques et corporelles.

Il est possible, comme je viens de le montrer, de retrouver ce lieu originaire de la vie, au-delà de la dualité, ce lieu de l’intuition agissante. Le danger serait de s’y abimer (comme dans certaines psychoses) et l’on retrouve toujours cette tension paradoxale. Exister c’est justement assumer cette tension.

Nishida appellera ce processus « eveil à soi » : comprendre au sens étymologique la non dualité de la vie originaire à travers la nécessaire individuation de la vie mondaine.

Cette dimension de la vie universelle, ce lieu originaire, Nishida l’appellera Basho (lieu, espace) du néant absolu. Le néant est à prendre ici comme le « non étant », le non matériel, le non substantiel, le mystère pur.

L’Eveil à soi est un processus qui nécessite un travail de clarification long, rigoureux, sans illusion, inconfortable…c’est tout l’enjeu, entre autre,  du  travail d’observation de soi dans le Zen.

Alors pour aller plus loin, le livre le plus accessible que j’ai pu lire sur la pensée de Nishida est celui de B.Stevens (Stevens, 2005) que je recommande chaudement pour un cheminement pas à pas dans le sillage de notre philosophe.

L’apport de Kimura Bin

Kimura Bin reprend à son compte dans le champ de la psychiatrie phénoménologique la pensé de Nishida. J’y consacrerai dans quelques semaines un article complet car sa pensée est importante pour un coaching non instrumentalisant…et j’aurais pu, d’ici là,  approfondir ma connaissance dans un séminaire animé par Joel Bouderlique, son traducteur.

Mais, en attendant,  pour ceux qui souhaiteraient  entrer dans cette pensée, je recommande le chapitre d’introduction, à la fois synthétique et rigoureux,  de  Joël Bouderlique au livre de Kimura « psychopathologie phénoménologique » (Kimura Bin, 1992).

Kimura Bin interroge l’Etre du psychiatre et invite à ne pas le réifier sous la forme d’une quelconque position doctrinale. La « maladie » (les guillemets sont importants!)  psychiatrique est une des modalités de l’Etre de l’homme. En ce sens elle touche le thérapeute dans son être même. C’est à  partir de cette rencontre (Ecoute !) profonde que Kimura comprend le processus thérapeutique. C’est parce que les modalités d’existence défaillante du Schizophrène le mobilise, lui thérapeute, au plus profond de son être que, en surmontant le malaise où le conduit la faille existentielle du malade, il peut  induire un effet de reconstruction chez ce dernier…dans une mobilisation concomitante de son être en propre à lui qui le confronte chaque fois à son humanité.

Une autre dimension de son travail, et non des moindre,  est l’accent mis sur la temporalité.  A  la suite d’une double lecture Husserlienne et Heideggerienne des extases du temps,  il met en lumiére des variations très subtiles dans  le rapport au temps des diverses personnalités pathologiques. Cela lui permet d’apporter des précisions nouvelles et très concrètes dans la nosographie psychiatrique.

En guise de conclusion !

A travers, ce voyage qui nous a mené jusqu’au Japon, j’ai voulu montrer que l’Ecoute, l’Ecoute profonde, ne peut pas être active : elle est pure réceptivité, passivité. Elle devient la  rencontre de deux Etres dans un espace commun au-delà des mots, au-delà des concepts dans un partage purement pathique. Cette rencontre actualise l’intuition agissante de Nishida.

Qu’on ne s’y trompe pas, cela ne justifie pas tous les délires des apprentis chaman et autres magiciens. Nishida insiste sur l’importance du travail de déconstruction personnel. C’est son expérience du Zen mais ce peut être aussi pour un occidental une expérience thérapeutique menée avec un thérapeute à qui on ne la fait pas !  Car il ne suffit pas de se payer de mots. J’invite le lecteur à relire l’histoire de Bodhidharma lorsque il demande à être accepté par un Maître !

Lorsque j’ai commencé l’Aikido Maître Noro nous répétait souvent qu’il fallait polir le miroir de notre conscience par un entrainement intensif, très intensif, concret, très concret pour sortir du bavardage et des illusions.

Les mots et l’illusion, les mots de l’illusion sont des poisons qui nous emmènent loin du vrai discernement !

Lucien Lemaire

Kimura Bin, ,1992, « psychopathologie phénoménologique », PUF

L.Lemaire, 2011, «  L’Aïkido et l’expérience originaire de l’Être » , congrès réseau Asie-pacifique-CNRS,

L.Lemaire, 2015, « Hippocoaching, Le cheval coach, quand le corps parle », EMS

B.Stevens, 2005, « Invitation à la philosophie japonaise : Autour de Nishida », editions du CNRS

Une réflexion sur “L’Ecoute, cette mal aimée….

  1. Cet article correspond d’assez prêt à ce que je pense et pratique en tant que coach !
    Personnellement, je parle d’écoute interactive, au lieu d’écoute active, ce qui veut dire qu’une écoute profonde, comme le dit Lucien Lemaire, se fait avec tout notre être, dans sa dimension pleine et entière.
    C’est de cette façon que nous pouvons accéder à un partage de l’univers de l’autre et être en capacité à l’accompagner au mieux.
    Bien sûr, de ce point de vue, l’émotion et le ressenti, comme l’intuition sont les bienvenues, dans le respect de l’autre et dans la transparence du cadre de l’accompagnement.
    Merci pour cet article.
    Eric de Pommereau
    Coach et superviseur

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