Lettre de Heidegger au rectorat académique de l’université Albert Ludwig du 4 Novembre 1945

Lettre du 4 novembre 1945
Au Rectorat académique de l’Université Albert-Ludwig

 

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En référence à la lettre du Rectorat du 30-10-1945, je demande à être rétabli dans mes fonctions de professeur (réintégration). Je vous rappelle aussi que j’ai déposé le 8 octobre 1945 ma demande de nomination au titre de professeur honoraire à la Faculté de Philosophie. Je vous prie de transmettre cette demande aux autorités compétentes.

Sur les motifs et les conditions de mon entrée au parti, le 1-5-1933, ainsi que sur mon rapport au Parti dans les années 1933-1945, je fais les remarques suivantes :

Le Rectorat 1933-1934.

En avril 1933, je fus élu recteur à l’unanimité (moins deux voix d’abstention) par le plenum de l’université et non pas, comme on en colporte la rumeur aujourd’hui encore, nommé par le ministre national-socialiste. C’est à la suite de multiples pressions émanant du cercle des collègues, et notamment à la demande pressante de mon prédécesseur von Mollendorf, que j’ai accepté la candidature à cette élection et son résultat.
Je n’avais auparavant ni souhaité ni exercé de fonction académique. Je n’appartenais à aucun parti politique et n’avais jamais eu de relation, ni personnelle ni sur le fond, avec la N.S.D.A.P. et avec les instances gouvernementales. J’ai pris en charge le rectorat à contre-cœur et dans le seul intérêt de l’université.
Mais j’étais alors absolument convaincu qu’une collaboration autonome des intellectuels permettrait d’approfondir et de transformer de nombreux éléments essentiels du « mouvement national-socialiste » afin de mettre ce mouvement afin de mettre ce mouvement en état de concourir  à sa façon au dépassement du désarroi de l’Europe et de la crise de l’esprit occidental.
Les trois discours d’un homme du niveau de Paul Valéry (La crise de l’esprit, La
politique de l’esprit, Notre souverain bien, Le bilan de l’intelligence) constituent une preuve suffisante du sérieux, de l’inquiétude et de l’ampleur de pensée avec lesquels fut
médité hors de l’Allemagne, durant ces années-là, le destin de l’occident.

C’est également parce que la volonté manifestée dans le libre choix de la majorité du peuple allemand  disait alors oui à un travail de construction dans le sens du mouvement national-socialiste, que je tins pour nécessaire et possible d’y collaborer également dans le domaine de l’université, et de remédier à la confusion générale et à la menace qui pesait sur l’occident d’une manière définitive et efficace.

Et c’est précisément parce que, dans le domaine des sciences et de l’esprit, des gens dits « infrequentables »  exerçaient à partir du « mouvement »  la fréquente pression de leur influence et de leur pouvoir,  qu’il me semblait nécessaire en revanche de faire ressortir des buts et des horizons essentiellement spirituels, et d’essayer, à partir d’une responsabilité occidentale, de collaborer au rayonnement de cette réalité.

Je me suis expliqué là-dessus de façon suffisamment claire dans mon Discours de rectorat, L’auto-affirmation de l’Université  allemande (1933).

Qu’il me soit permis d’élucider le contenu spéculatif de ce discours d’un double point de vue : page 13, il est dit à propos de la détermination essentielle  de l’esprit :  » et le monde spirituel d’un peuple n’est pas la super-structure d’une culture, pas plus qu’un ensemble de connaissances et de valeurs utilisables…son monde spirituel  garantit seulement pour le peuple la grandeur ».

Ces phrases expriment, pour ceux qui  savent et qui méditent, mon opposition à la conception de Rosenberg selon laquelle, au contraire, l’esprit et le monde spirituel ne sont qu’une émanation et une expression  des données raciales et de la constitution physique de l’homme. Selon le dogme de la « science politique » qui était alors et par-dessus tout prêchée parmi les étudiants nazis, les sciences devaient se régler sur les finalités professionnelles, et la valeur ou la futilité  du savoir devaient être appréciées selon les besoins de la « vie ».

En revanche le Discours dit clairement et nettement ceci (p. 17) :  » Le savoir n’est pas au service d’une profession,  mais au contraire: les professions sont produites et régies par ce savoir essentiel du peuple, qui est le plus haut pour son être-là total.  »
« L’université est le lieu de la « législation spirituelle ». Tous ceux qui sont à même de méditer pourront juger si l’essence de l’université peut être pensée plus hautement qu’ici. Et où donc l’essence de la Faculté  a-t-elle été, du point de vue spirituel, déterminée de façon plus catégorique et plus claire que dans la formule : « La Faculté n’est une Faculté que si elle se déploie dans  un pouvoir de législation spirituelle, enraciné dans l’essence de la science, pour donner aux puissances de l’être-là qui l’assiègent la forme de l’unique monde spirituel du
peuple? « (p. 18).

Dans l’esprit du Discours que je viens de citer, j’essayai, après le semestre de révolution inévitablement agité de l’été, dans les premiers mois du semestre d’hiver 1933-1934, et malgré maintes déceptions déjà éprouvées, de mettre en train le travail de
l’université. Il était clair pour moi qu’une action au milieu des frictions de la réalité n’était pas possible sans concessions et compromis pour ce qui n’était pas fondamental. Mais j’étais également convaincu que, surtout après le discours de paix tenu par Hitler en mai 1933, ma position spirituelle de fond et ma conception de la tâche de l’université étaient conciliables avec la volonté politique du pouvoir.
La tentative pratique du semestre d’hiver échoua. Durant les quelques jours de repos des vacances de Noël je me rendis compte que c’était une erreur de croire pouvoir, à partir d’une position de fond spirituelle telle qu’elle avait résulté de mes longues années de travaux philosophiques, influencer immédiatement la transformation des fondements tant spirituels que non spirituels du mouvement nazi. Dès le début de l’année 1934 j’étais décidé à abandonner mes fonctions à la fin du semestre. L’hostilité croissante du Ministère à ma présence au poste de recteur se manifesta sur le champ par la mise en demeure de remplacer par d’autres personnalités les doyens des Facultés de Droit et de Médecine (les professeurs Wolf et von Mollendorf) parce qu’ils étaient politiquement insupportables. Je refusai de satisfaire à cette demande et donnai ma démission. (Je refusai également d’assister à la traditionnelle passation des fonctions à mon successeur installé avec force mise en scène comme le premier recteur national-socialiste, et donnai comme explication qu’il n’y avait plus rien à remettre puisque lenouveau recteur était choisi et nommé par le gouvernement.)

Mon entrée au Parti.

Peu de temps après la prise en charge du rectorat le chef de district se présenta un jour, accompagné de deux fonctionnaires de la direction du district qui appartenaient aux services de l’université, pour m’engager, selon les vœux du ministre, à entrer au Parti. Le ministre faisait valoir que de cette façon, pour mon activité administrative, les relations avec le Parti et les instances dirigeantes seraient simplifiées, d’autant plus que je n’avais eu jusqu’à présent aucun rapport avec ces instances. Après mûre réflexion je me déclarai prêt à entrer au Parti dans l’intérêt de l’université, à l’expresse condition de ne jamais accepter ni durant le rectorat ni après, une fonction dans le Parti, et de n’exercer aucune activité pour le Parti. Ces conditions furent acceptées par la direction du district et je m’en suis moi-même strictement tenu à cela par la suite.

Mon rapport au Parti depuis 1933.

Mon adhésion ne présentait pratiquement aucun intérêt en ce qui concerne la simplification de mes fonctions administratives; je ne fus jamais invité aux concertations de la direction du district; l’université se méfia de moi. Après ma démission du rectorat je compris clairement que la continuation de mon activité d’enseignement ne pouvait qu’aggraver mon opposition aux principes de la doctrine nazie.

Point n’était besoin  pour ce faire d’attaques particulières de ma part, car il me suffisait d’exprimer mes positions philosophiques fondamentales contre le durcissement et la trivialité du biologisme prêché par Rosenberg. Je me trouvais dans une situation essentiellement différente de ce qu’était celle des représentants de disciplines scientifiques, ou  l’on ne  formulait jamais des positions métaphysiques fondamentales ni immédiatement ni principiellement, alors que c’est ce qui se passait à toutes mes heures de cours.

Tandis  que l’idéologie nazie se durcissait de plus en plus et était de moins en moins disposée à s’engager dans une explication purement philosophique, il était évident que je me  trouvais déjà dans l’opposition. Durant le premier semestre qui suivit ma démission je fis un cours de logique et traitais sous le titre  « doctrine du logos », de l’essence de la langue.
Il s’agissait de montrer que la langue n’est pas l’expression d’une essence  bio-raciale de l’homme, mais qu’au contraire l’essence de l’homme se fonde dans la langue comme effectivité fondamentale de l’esprit.

Tout étudiant intelligent a compris  ces leçons ainsi que leur intention fondamentale.

Elles furent également comprises par des observateurs et des mouchards qui, depuis lors, faisaient des rapports sur mon  activité professorale pour Krieck à Heidelberg, pour Baumler à Berlin et pour Rosenberg, le chef des services scientifiques du Reich.

Aussitôt après commença dans la revue éditée  par Krieck, Peuple en devenir, une méchante polémique contre ma pensée et ma personne. Durant la dizaine d’années d’existence de cet organe c’est à peine s’il parut un fascicule qui ne contînt pas quelque pointe haineuse et prêtant à malentendu sur ma pensée. Toutes les déclarations émanant de la presse du Parti se firent sur le même ton, chaque fois que je m’exprimais devant des sociétés savantes, dans mes conférences sur L’Origine de l’œuvre d’art ou sur les Fondements métaphysiques de la conception  moderne du monde.

Aucun membre du corps professoral de l’université de Fribourg n’a jamais été autant diffamé que moi durant les années 1933-1934 dans les journaux et revues et, entre autres, dans la revue de la jeunesse hitlérienne, Volonté et puissance.

A partir de 1936 j’entrepris une série de cours et de conférences sur Nietzsche, prolongés jusqu’en 1945, et qui constituent de façon encore plus claire une explication et une résistance spirituelle. En vérité on n’a pas le droit d’assimiler Nietzsche au national-socialisme, assimilation qu’interdisent déjà, abstraction faite de ce qui est fondamental, son hostilité à l’antisémitisme et son attitude positive à l’égard de la Russie. Mais, à un plus haut niveau, l’explication avec la métaphysique de Nietzsche est l’explication avec le nihilisme en tant qu’il se manifeste de façon toujours plus claire sous la forme politique du fascisme.

Les instances autorisées du Parti perçurent aussitôt cette résistance spirituelle qui résultait de mes cours sur Nietzsche, ce qui conduisit à des mesures sur lesquelles voici quelques brèves indications :

En 1934 je fus exclu, à l’instigation de Rosenberg, de la délégation allemande au Congrès international de Philosophie. Je fus aussi exclu en 1937, de la même manière, de la délégation allemande au Congrès Descartes de Paris, qui était également un Congrès philosophique international (bien que les Français aient, plusieurs fois expressément formulé le souhait de me voir en France).

La réimpression de mon  ouvrage, paru en 1929 et épuisé dès 1931, Kant et le problème de la métaphysique, qui contient une réfutation de l’anthropologisme en philosophie, fut interdite à l’instigation de la même instance.

A partir de 1938 il fut interdit de citer mon nom et de faire  référence à mes écrits par des instructions secrètes données aux directeurs de publi-cations. Je cite une directive de ce genre datant de 1940, qui me fut révélée confidentiellement par un de mes amis :

Z.D. 165/34. Édition Nr. 7154.

« L’essai de Martin Heidegger, La doctrine platonicienne de la vérité, à paraître sous peu dans la revue Berlinoise, Jahrbuchfir geistige Uberlieferung, éditée par Helmut Küpper ne doit ni être commenté ni être cité. La collaboration de Heidegger à ce Numéro II de la Revue, qui est au demeurant tout à fait discutable, n’a pas à être mentionnée.  »
La publication de cet essai, dont l’éditeur avait accepté la diffusion en librairie d’un tirage spécial,  , fut interdite. La même chose se produisit pour ma contribution à  l’hommage à Holderlin, qui devait paraître en tirage à part.

Tandis que mon nom et mes écrits étaient passés sous silence en Allemagne et qu’il m’était impossible de publier des ouvrages séparés – en 1943 trois petites conférences étaient parues en sous-main sans être jamais citées dans aucune bibliographie  pendant la guerre, je fus à maintes reprises, à des fins de propagande, instamment invité, par le Ministère des Affaires Etrangères à donner des conférences en Espagne, au Portugal et en Italie. J’ai formellement refusé ces bizarres invitations en lisant clairement savoir que je n’étais pas disposé à prêter mon nom à l’étranger à des fins de propagande, alors qu’il m’était interdit dans mon propre pays de publier mes écrits.
L’Institut allemand de Paris utilisa à mon égard les mêmes procédés que le Ministère des Affaires étrangères. Il reproduisit dans un recueil intitulé Friedrich Holderlin, publié en 1943 chez Sorlot à Paris, ma conférence Holderlin et l‘essence de la poésie, parue en 1936 et traduite en français en 1938, dans cette même traduction, à mon insu et sans l’autorisation du traducteur français. Cette publication arbitraire se fit, bien que j’eusse déjà décliné auparavant l’offre de collaboration de ce même Institut à une revue publiée par ses soins.

J’ai également montré publiquement mon attitude à l’égard du Parti en n’assistant pas à ses rassemblements, en ne portant pas ses insignes et en ne commençant pas mes cours et conférences, dès 1934, par le soi-disant salut allemand.

Je ne me fais aucun mérite particulier de ma résistance spirituelle durant les onze dernières années. Toutefois si des affirmations grossières continuent à être avancées selon lesquelles de nombreux étudiants auraient été entraînés vers le National socialisme » par ma présence au rectorat, la justice exige que l’on reconnaisse au moins qu’entre 1934 et 1944 des milliers d’étudiants ont été formés à une méditation sur les fondements métaphysiques de notre époque et que je leur ai ouvert les yeux sur le monde de l’esprit et sur ses grandes traditions dans l’histoire de l’occident.

Martin Heidegger
Traduit de l’allemand par
J. M. Vaysse

Parue dans les Cahiers de l’Herne

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