Qu’est ce qu’habiter veut dire?

« Un signe, voilà que nous sommes privés de sens

Privés de douleur, et nous avons presque

Perdu la parole à l’étranger

Et soudain, elle vient, elle fond sur nous

L’Étrangère,

L’Éveilleuse,

La voix qui forme les hommes »

Hölderlin

Voilà, j’y suis! après 45 mn de RER puis de métro, dans un monde de zombies naufragés dans les grands fonds de leurs smartphones qui vous bousculent, vous écrasent, sans un regard, vous ignorent quand vous leur tenez la porte.

Un quartier sans âme où quelques bandes de jeunes, ici ou là, laissent passer le temps en chahutant et vous interpellent entre gouaille et agressivité.

Juste, une allée étroite bétonnée, une barrière de contrôle des billets, un no man’s land sinistre et ce choc d’une étrangeté radicale : le théâtre Zingaro en légère contreplongée.

D’emblée, une qualité atmosphère s’installe. Pas de réflexion, pas de distance, juste le sentir de l’apparaitre d’un monde.

Inquiétante étrangeté, étonnement de ce qui parait là si inattendu et pourtant confusément attendu. Le réel? « celui que l’on n’attend pas mais qui est pourtant toujours déjà là » .

Ici et là quelques caravanes éclairées suggèrent l’errance, on attendrait quelques flamencos barbares, à gauche l’entrée de la brasserie, en face le théâtre. Ici l’espace circulaire à la fois clos et infini, où la collection de costumes des spectacles anciens subvertit le temps; là, le transept du théâtre, église laïque et qui pourtant suggère un espace sacré, de cérémonies confuses, de rituels aussi , de mystères à partager.

Des personnages baroques, chimères grotesques et pourtant émouvantes entre cirque et commedia Del Arte, vous invitent à plonger dans l’inconnu: alice au pays des merveilles, là où l’étrange se fait sourdement inquiétant.

Une trompette laisse échapper sa plainte, les sanglots de Gelsemina arrachée à son monde,

l’heure du spectacle…

Cabaret de l’exil

Une coursive, un passage au-dessus des écuries, et c’est l’entrée dans le théâtre:.

Ce qui frappe immédiatement c’est la mesure des volumes, le développement d’espaces poétiques portés par la qualité des matériaux, si simples pourtant, si humbles mais dont la qualité d’ajointement relève de la ferveur des compagnons.

Au milieu la scène, circulaire, autour, des gradins. Des petites tables rondes, des verres, une bouteille , des biscuits, juste l’esquisse d’un cabaret .

La scène n’est pas vide, quelques dindons s’occupent à picorer, glougloutant, à peine énervés sous la garde d’un homme, scène pastorale presque grecque.

Le spectacle peut commencer.

D’abord l’installation du thème, l’errance, Deux hérauts vont venir, à cheval, installer puis ponctuer le récit, repris en contre chant par la beauté envoutante d’une voix a capella portée par un homme que l’on devine à peine dans la pénombre.

C’est la brume d’Irlande, la misère des laissés pour compte, l’errance imposée, les tripots, les fêtes, les cérémonies, les ivresses qui s’invitent devant nous.

Une succession de tableaux tour à tour, poétiques, burlesques…la performance, équestre ou acrobatique, reste la plupart du temps en arrière-plan: elle est au service du récit, une mise en corps de l’atmosphère, une variation , un dialogue avec la musique d’un orchestre irlandais traditionnel à sa juste place.

Il ressort de tout cela une impression de totalité, d’unité , de forme vivante toujours émergeante. Un rythme : architecture, espaces, musique, tableaux, voix, voltige, travail des chevaux…s’intègrent dans une forme globale, le spectacle, qui fait monde, le monde de Bartabas, sans doute, mais un monde non seulement partageable pour peu que l’on accepte de s’y intoner., de s’ouvrir à l’expérience mais surtout un « ouvroir d’Existences potentielles ».

Car on peut refuser la poésie propre de cette œuvre, comme l’on peut refuser de voir un Cézanne, d’entendre Mozart.

L »impoésie » prend diverses formes: celle de l’analyse rationnelle ou technique « t’as vu, son mouvement n’est pas parfait », devant un tableau « ça ne ressemble à rien, je fais pareil dans ma cuisine », ou, plus subtil, mais tout aussi dévastateur «les couleurs sont belles; c’est vachement ressemblant » ou quand, Celibidache dirigeait Bruckner, « c’est beaucoup trop lent ».

Il suffit de refuser s’ouvrir l’expérience totale en voulant paraitre intelligent, cultivé, en ramenant le travail à une succession de techniques, de rationalisations, de messages à déchiffrer: dire ce qu’il faut comprendre d’une œuvre, c’est se condamner à n’en rien comprendre!

L’œuvre est à chaque fois rencontre. Elle se donne à neuf. Elle est résonnance et surtout pas raisonnement.

Habiter c’est dès lors ouvrir un espace qui permette et préserve cette expérience-là: avoir sans cesse à tenir ouverte la dimension où le monde a lieu.

C’est bien ce qui se produit dans le spectacle de Zingaro, les tableaux proposés évoquent, convoquent et n’imposent jamais . Ils font leur chemin dans l’âme de chacun provoquant des bifurcations inattendues, des déplacements créatifs, des sauts qualitatifs.

Là est la vraie création: celle nécessaire désormais pour sortir de l’impasse mortelle dans lequel la logique économique, assignation du monde aux seuls échanges quantitatifs, nous convie.

Bâtir pour abriter un monde, comme le théâtre Zingaro, c’est inscrire dans l’espace, le lieu où le fait de déployer une existence humaine devient possible.

Habiter, c’est « avoir sans cesse à tenir ouverte la dimension où le monde a lieu »

« L’homme habite en poète » nous rappelle Hölderlin car seule la parole poétique (mais le corps parle aussi, la musique parle, la peinture parle…) par la dislocation de la syntaxe qu’elle seule peut proposer, peut dépasser le monde de la signification pour retrouver, au fond de son rythme propre, une pulsation originaire.

La poésie ne signifie pas: elle fait signe.

C’est pourquoi le comble de l’impoétique est la langue managériale: nov’lang qui a pour objectif de soumettre un monde compris uniquement comme ressources à exploiter, performance, à la volonté de puissance des hommes, cet ubris folle de la volonté de volonté dont la figure emblématique est aujourd’hui Ellon Musk.

Nous vivons l’acmé, donc, le possible déclin, du tout calculable qui assigne le monde à ses valeurs « impoétiques ».

Pour rappel:

Notre époque se caractérise par le règne de la Technique Il faut entendre, ici, par technique, non pas la technologie, l’électricité, les hôpitaux… mais une manière de concevoir le monde comme stock de ressources inépuisable à disposition de la volonté de maîtrise des hommes.

L’ère de la technique se fonde sur quelques représentations imaginaires non questionnées :

· L’économie de marché comme référence absolue.

· La rationalité, l’efficacité économique, la rentabilité comme seul objectif.

· La domination culturelle totalitaire de la science et de la technique ramenées au calculable.

· L’omniprésence de la gestion et la réification récupératrice de tout ce qui est proprement humain.

· Le déploiement bureaucratique des processus et des procédures qui les accompagnent.

Tout cela dessine un système de valeurs qui dévitalise l’imaginaire au profit d’une vision définitivement technologique du monde.

· Précarisation structurelle.

· Les tactiques d’influence et de pouvoir prennent le pas sur la vision.

· Le calculable est l’unique critère de vérité.

· Les technologies de l’information substituent à la pensée la pluralité des opinions : dans le monde des réseaux sociaux, tout se vaut.

· L’empire du management organise le nivellement des cultures au profit du marché généralisé

Les organisations sont, désormais, traversées par ces significations implicites, qui dévitalisent le travail et l’aliènent, au nom d’un mythe, le marché, et son bras armé, la gestion.

Il est, donc, urgent de réapprendre à habiter…et d’apprendre à bâtir pour habiter.

C’est ce à quoi sont convoqués « les » organisations si l’on veut bien donner à la crise du travail sa vraie dimension existentielle

Lucien Lemaire

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