« Des choses cachées depuis la fondation du monde….. » … et qui le restent !
Voilà un bien étrange détournement du titre du première ouvrage de René Girard « mensonge romantique, vérité romanesque », ouvrage remarquable où il introduit pour la première fois dans la critique littéraire ce qu’il identifie comme le ressort du désir : la rivalité mimétique. Le désir ne naît pas d’une brûlure intérieure comme le met en scène la tradition romantique mais on ne désire jamais que ce qu’un autre désir comme le dévoile la grande tradition romanesque de Flaubert à Proust.
Ainsi, on ne désire jamais que ce que désire un autre….
Nous voilà embarqués dans une rivalité aveugle dont la généralisation (un bel exemple en est donné par le fétichisme de la marchandise et l’hypostase de la concurrence chère à l’idéologie libérale) conduit inévitablement à la violence. Bien sur, dans l’anthropologie Girardienne, le corpus social produit, et c’est le ressort du sacré, « des choses cachées depuis la fondation du monde », son antidote à travers la désignation d’une victime émissaire, forcément coupable, (le « Pharmakon ») dont le sacrifice doit exorciser la violence et ramener la paix. Pour René Girard, ce système a fonctionné jusqu’au christianisme qui introduit une situation radicalement nouvelle : en dévoilant aux yeux de tous l’innocence de la victime émissaire qu’est le Christ, le christianisme en disqualifie définitivement le mécanisme au profit d’un retour à la responsabilité individuelle. Redoutable responsabilité, qui nous laisse sans filet face à nous même.
Qu’en est t-il dans les organisations…
Voici, donc, un mécanisme si simple et pourtant si puissant, qu’il en reste méconnu. Il est capable de rendre compte de bien des situations dans l’entreprise à commencer par ces courses folles au pouvoir et à l’argent. Il ne s’agit plus d’exercer des responsabilités et de très bien gagner sa vie mais de devenir la victime plus que consentante de l’emballement d’un mécanisme aveugle aux acteurs : je veux le pouvoir parce que l’autre a le pouvoir. De plus l’autre du désir, le médiateur, tend à s’intérioriser dans le sujet comme modèle ce qui favorise l’auto emballement du système mimétique.
… et pour les dispositifs de changement
Alors en quoi cela peut il bien concerner le coaching ? Tout simplement en proposant une anthropologie profonde capable de se déployer dans une lecture crédible de la face sombre des organisations. Rivalités, harcèlement moral, burn out peuvent être compris grâce à cette grille de lecture particulièrement efficiente.
Que la course au pouvoir s’autonomise au point d’en devenir contradictoire avec les finalités officielles de l’organisation et destructrice de valeur, c’est ce que l’on peut observer avec un peu de lucidité.
Pour faire carrière, il vaut mieux éviter de se faire remarquer par des positions trop novatrices, c’est l’un des ressort de la complaisance managériale mais aussi éviter soigneusement de s’engager dans les situations à risque en contradiction cette fois ci avec l’idéologie proclamée de la responsabilité et de l’efficacité. Faut-il redresser une unité en péril ? S’engager sur un projet naufragé ? Nos stratèges du pouvoir sauront éviter le piège pour laisser la place à celui qui, immanquablement, deviendra le « bouc émissaire » de l’organisation…
Qu’est ce qu’un coaching romanesque ?
C’est un coaching qui dévoile le ressort mimétique de la violence managériale.
Que peut faire un coach lorsqu’il repère les effets de la violence mimétique ?
Dans un premier temps:
introduire de la différence dans l’organisation : au « tous managers » que l’on entend souvent, travailler, très concrètement, la diversification des filières par exemple.
Dans un deuxième temps:
renforcer les rituels qui viendront substituer du symbolique au passage à l’acte.
Dans un troisième temps:
dévoiler l’innocence de la victime émissaire que se choisit immanquablement l’organisation. Il s’agit de restituer au dirigeant son « souci » (Heidegger), c’est-à-dire le renvoyer à la grandeur de sa mission et de ses responsabilités.
Il n’est pas rare, et c’est un outil puissant pour le coach, que la rivalité mimétique et la violence viennent s’actualiser dans la relation de coaching.
En effet, le coaching est, par essence, un dispositif à créer de la rivalité. Le coach apparaît pour le coaché comme un « sujet supposé savoir » (Jacques Lacan), savoir qui semble donner (ô fantasme pas si souvent dénoncé) à celui qui possède un pouvoir quasi magique.
On comprend dès lors que cela contraigne la pratique et disqualifie toute velléité de répondre directement à une demande de savoir quel qu’en soit le sujet, faute de quoi, le leurre mimétique relancera une rivalité d’autant plus aveugle qu’il n’y a plus de cadre pour la dénoncer.
Au contraire, comme l’a fort bien montré Girard, la mise en lumière (mais il ne suffit pas de le dire) du mécanisme mimétique et de son corollaire, renvoie définitivement le sujet à sa liberté.
Un autre niveau de lecture concerne la prescription de coaching à laquelle il faut être très attentif pour ne pas tomber dans deux pièges redoutables.
D’abord,elle peut facilement s’inscrire dans une dénonciation quasiment institutionnelle d’un coupable : le coach devient alors, ô suprême instrumentalisation, celui qui désigne la victime émissaire
Méconnaissant les ressorts mimétiques du désordre qu’il prétend travailler, le coach « naif » prendra de plein fouet le retour de bâton et risque fort de devenir lui même la victime émissaire.
Autre entreprise, autre moeurs: on peut rencontrer, particulièrement dans les organisations qui font souvent appel au coaching, un autre phénomène tout aussi toxique: Il faut être coaché parce que les vrais managers sont coachés. Coaching narcissique, dont le sujet ne retirera rien d’autre que la consolidation de son assujettissement au mécanisme mimétique.
On comprendl’impérieuse nécessité pour un coach d’être capable d’analyser la globalité d’une situation avant d’accepter une prestation! C’est ce à quoi nous employons dans le Diplôme que j’anime à l’université Aix Marseille 3!
Je n’ai pas d’autres ambitions pour ce texte que de montrer deux choses.
La première est d’ordre épistémologique: comprendre d’où l’on parle, c’est à dire expliciter ses fondements anthropologiques, permet de développer en toute conscience des stratégies d’intervention efficaces.
La seconde est presque d’ordre esthétique: il m’est agréable que l’élegance et la simplicité d’une hypothèse puisse se développer aussi puissamment! Que René Girard en soit remercié….
Bibliographie (trés) sommaire :
René Girard, « Mensonge romantique, vérité romanesque », Hachette Littérature (1999)
René Girard, « La violence et le sacré », Hachette Littérature (1998)
René Girard, « Des choses cachées depuis la fondation du monde », LGF – Livre de Poche (1983)
Bonsoir Lucien,
Je retiens plusieurs choses de ton article qui devrait, en effet, tenir en alerte tout coach (qui plus est en début d’aventure) bien intentionné.
Comme le montre René Girard et comme tu le soulignes, la violence mimétique est présente dans la relation car celle-ci est liée au « désir de… » or, dans le mouvement même de prendre, « accepter » une prestation de coaching, il y a aussi « désir de… ». Lorsque le désir est là, lorsque « On ne désire jamais que ce que désire un autre », c’est peut-être aussi que l’indéfini « on » pose la condition même du désir comme leurre ou énigme. Autrement dit, ce qui est indéfini à nos yeux et défini, pour nous, dans le regard de l’autre est source de désir car j’avance « en aveugle » à ma propre recherche (dans le regard de l’autre).
N’y a-t-il pas ,finalement, à côté de « ce désir de ce que désire l’autre », un autre piège du désir, ne relevant pas de l’avoir, et qui serait celui de coacher ce que l’on est pas ?
J’en viens aussi à cette question car, à mon sens, il me semble illusoire d’attendre d’« être », (près de quoi ? prêt à quoi ?) pour exercer la profession de coach, tout comme il me semble également illusoire de prétendre y exercer sans aucunes connaissances sérieuses ou à défaut d’un travail conséquent sur soi. Mais alors, quand commence-t-on à coacher si le désir de le faire est déjà là ? Cette question, de ne jamais être suffisant prêt (près) est, me semble-t-il, quelque chose d’assez présent chez certains (jeunes coachs) d’entre nous.
Qu’en penses-tu ?
Amicalement, Norbert.
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Il y a beaucoup de chose dans ce que tu dis. Moi là où je vois danger est justement de coacher ce que l’on est. Que l’on appelle ça resonance, contre transfert ou autre, sans travail sérieux sur soi, on ne verra chez l’autre que ce qui nous concerne.
Sur le desir: le désir est une enigme. c’est bien pour cela qu’il ne peut jamais être satisfait contrairement au besoin. Lacan parle trés bien de tout ça: le désir est désir de l’Autre (avec un grand A).
Lorsque j’utilise le mot « être », je l’utilise dans le sens Heideggerien, c’est à dire en tant que verbe transitif (et non dans le sens traditionnel verbe-attribut comme le fait la métaphysique traditionnelle, qui effectivement catégorise: c’est bien le probléme des fameux tests de personnalité et autres énéagrammes).
Pour Heidegger, « être » pour l’homme c’est « être le là », c’est à dire se maintenir, s’assumer comme ouverture, pour accueillir tous les possible. C’est en soi une belle définition du coaching!
C’est ça l’ethique du coach: ne pas ceder sur » l’être le là ». qu’il faille plusieurs années de thérapies pour y parvenir est un autre probléme mais non des moindres pour un coach qui se sent responsable.
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