Courte introduction au texte de Fabrice Midal
Il semble que l’on assiste de plus en plus souvent à la mise en scène de préoccupations spirituelles au sein du coaching. Louable intention sans doute, si elle ne s’accompagnait d’une arrière pensée marchande ( La parution récente d’un ouvrage sur bouddhisme et coaching en montre à la fois l’actualité et l’essence) mais aussi d’un extraordinaire affaiblissement des exigences d’engagement et de responsabilité. Parce que le bouddhisme évoque l’impermanence, tout à coup tout effort pour penser devient non seulement caduc mais suspect, parce qu’il développe une doctrine du Karma, souvent détournée, toute exigence d’engagement et de responsabilité devient un leurre sinon le signe d’une indécrottable aliénation. Tout est dans tout et réciproquement et plus rien n’a de valeur puisque tout est relatif et en même temps déterminé!!! voilà qui exécute définitivement tout travail sur soi qui ne soit pas complaisant et toute élaboration conséquente d’une pratique.
Le colmatage idéologico-spirituel vient, d’autant plus dramatiquement qu’il est d’abord et essentiellement anesthésie, c’est à dire mort à notre humanitude, se substituer à l’angoisse d’avoir à se confronter au vertige de l’ouvert, à l’aventure du sans fond qui fondent notre dignité d’homme car comme le rappelle Heidegger: l’homme est cet etant particulier qui se préoccupe de son être.
Cela n’a pas échappé à certains Bouddhistes lucides comme le Lama Chogyam Trungpa qui dénonce le « matérialisme spirituel » comme avatar du nihilisme et déni ultime d’une spiritualité authentique ni , dans la tradition occidentale, à Martin Heidegger dans son extraordinaire analyse de l’essence de la technique comme « oubli de l’oubli de l’être », ou encore à Guy Debord qui voit dans la société du Spectacle (et à quels spectacles assistons nous aujourd’hui) le passage à la limite du capitalisme et du règne de la marchandise.
Pour Heidegger l’homme est d’abord « être-jeté « , il surgit dans un monde qu’il n’a pas choisi mais qu’il doit assumer en propre. Est il possible de se saisir de son destin tout en se nourrissant, sans complaisance nihiliste, de l’apport oriental?
Le remarquable texte de Fabrice Midal (ci-dessous), paru dans les Cahiers Bouddhiques apporte un éclairage particulièrement profond. Cher lecteur, je t’exhorte à faire l’effort de cette lecture.
Je remercie les Cahiers Bouddhiques et Fabrice Midal de m’avoir autorisé à le publier.
Lucien Lemaire
École Européenne d’Hippo coaching et de Coaching à Médiation Corporelle (www.hippocoach.org)
_________________________________________________________________________________________
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L’OCCIDENT EST—ELLE POSSIBLE SANS UNE MEDITATION DE L’ŒUVRE DE CHOGYAM TRUNGPA ET DE MARTIN HEIDEGGER ?
FABRICE MIDAL
Naropa était l’un de ces quatre-vingt-quatre grands réalisés de l’Inde, connus pour avoir obtenu l’état de buddha en une seule vie. Il est aussi l’un des patriarches de la lignée kagyupa, l’une des grandes écoles du bouddhisme tibétain, le maitre de Marpa qui fut, pour sa part, celui de Milarépa, sans doute mieux connu des Occidentaux. Autrement dit, Naropa est un peu le grand-père spirituel de Milarépa et une figure révérée par l’ensemble des bouddhistes indo-tibétains.
Chögyam Trungpa aimait beaucoup raconter l’histoire de sa conversion. Voici la version qu’en donne Herbert V. Guenther :
« Un jour que Naropa, assis dos au soleil étudiait des ouvrages portant sur la grammaire, l’épistémologie, les préceptes spirituels et la logique, une ombre terrifiante tomba sur eux. En regardant alentour, it vit apparaître derrière lui une vieille femme ayant trente-sept traits horribles : des yeux rouges et très creux, des cheveux ébouriffés couleur renard, un large front faisant saillie, un visage aux multiples rides et ratatiné, des oreilles longues et pleines de bosses, le nez retrousse et rouge feu, une barbe jaune rayée de blanc, une bouche croche et grande ouverte, des dents gâtées et renfoncées (…) ; elle était bossue ; et comme elle boitait, elle se soutenait a l’aide d’un bâton.
Elle dit à Naropa :
« Qu’est-ce que tu étudies ? »
Il répondit
« J’étudie les livres traitants de grammaire, d’épistémologie, de préceptes spirituels et de logique.
– Tu les comprends ?
– Oui
– Tu comprends les mots ou le sens ?
Les mots. »
La veille femme était ravie, elle se tordait de rire et commença danser tout en agitant son bâton dans les airs.
Croyant pouvoir la rendre encore plus heureuse, Naropa ajouta :
« J’en saisis aussi le sens. »
Mais alors la femme se mit à pleurer et à trembler et jeta son bâton sur le sol.
« Comment se fait-il que vous ayez semblé heureuse lorsque j’ai dit comprendre les mots, pour devenir malheureuse quand j’ai ajouté que j’en comprenais aussi le sens ?
– J’étais ravie qu’un grand érudit comme toi ne mente pas et admette franchement qu’il ne saisissait que les mots. Mais je suis devenue triste lorsque tu as menti en prétendant en comprendre le sens, ce qui n’est pas le cas.
– Qui dont en comprend le sens ?
– Mon frère.
– Présentez-le-moi, peu importe où il se trouve.
– Va le voir, présente-lui tes hommages et prie-le de t’en faire connaitre le sens. »
Sur ces mots, la vieille femme disparut tel un arc-en-ciel.
Naropa est alors un des quatre doyens de la célèbre université de Nälanda en Inde, plus précisément en charge de I’ exégèse de la discipline. Sa décision de partir est un choc pour la communauté qui fait beaucoup d’efforts pour le faire changer d’avis. 11 est l’un de ses plus brillants membres. Mais il reste inflexible et, abandonnant ses livres et ses affaires, it se met en marche a la recherche de Tilopa et d’une tout autre relation au dharma.
LE DANGER DE LA PENSEE INTELLECTUELLE ET CONCEPTUELLE ET LE PIEGE DE LA FAUSSE OPPOSITION ENTRE THEORIE ET PRATIQUE
Commencer mon intervention a ce colloque, consacre au rapport entre bouddhisme et philosophie, par cette histoire pourrait sembler être une provocation. Ce récit est, en effet, une mise en garde contre l’usage, de la pensée intellectuelle considérée comme profondément égarante. Un professeur d’université nommé Naropa est confondu, somme de reconnaitre son ignorance quanta ce qui est vraiment en question dans l’étude du dharma. Son érudition ne lui permet pas de comprendre ce qui s’appelle à l’être.
En vous racontant cette histoire, je ne vise cependant nullement à opposer bouddhisme et philosophie. En réalité – mais qui le sait encore ? – la philosophie, c’est-à-dire la métaphysique occidentale, est tout entière conscience du danger inhérent a tout effort de saisie intellectuelle et d’érudition – efforts qui ne peuvent pas s’engager véritablement dans ce qui est en cause. La philosophie occidentale, dans l’épreuve menée a son jour le plus haut par les philosophes, par les authentiques philosophes, s’est toujours méfiée du savoir scolaire. Certes, aujourd’hui, cette entente est souvent oubliée et la philosophie devient un savoir érudit fait par des spécialistes professionnels. Mais tel n’est pas son dessein.
Souvenons-nous par exemple que Descartes commence le Discours de la Méthode par une sérieuse mise en garde : l’éducation qu’il a reçue au lycée jésuite de La Flèche ne lui permet pas de penser véritablement. Il s’engage pour y tendre, dans des méditations toutes personnelles, qui ne repose plus sur un savoir qu’il faut s’approprier mais en une expérience que chacun a à traverser.
Au xxe Heidegger s’est engagé comme aucun autre penseur dans la tâche de rappeler cette vérité que nous ne cessons d’oublier et de la méditer dans ses conséquences les plus profondes. Le premier cours qu’il fit après-guerre, au semestre d’hiver 1951-1952, après la suspension de ses fonctions décidée par le sénat de l’université de Fribourg, est précisément consacre a l’expérience de la pensée. 11 est traduit sous le titre, un peu maladroit, de « Qu’appelle-t-on penser ? » – l’usage du « on » est ici &range, désignant, comme le souligne Heidegger au paragraphe 27 d’Etre et Temps, le neutre qui n’engage a rien, qui n’est personne, « ni celui-ci, ni celui-là, ni nous autres, ni quelques-uns, ni la somme de tous. » (1) Il s’agit plus exactement, nous dit ce titre, de préparer l’écoute de ce qui appelle, chacun de nous, en propre, a penser, et nullement ce qu’ « on » en dit.
Or « penser », au sens fort, voilà qui ne va pas du tout de soi. Nous ne pensons généralement pas.
Heidegger ne s’y trompe pas :
« Que l’on montre un intérêt pour la philosophie ne témoigne encore aucunement que l’on soit prêt à penser. Certes, on s’occupe en tout lieu sérieusement de la philosophie et de ses questions. Il y a un déploiement d’érudition digne d’éloge dans la recherche de son histoire. [. ..] Mais le fait même, que, des années durant, nous nous mêlions de pénétrer les traités et les écrits des grands penseurs ne garantit encore pas que nous pensions nous-mêmes, ni même que nous soyons prêts à apprendre la pensée. Au contraire, la fréquentation de la philosophie peut même nous donner l’illusion tenace que nous pensons, puisque, après tout, sans relâche nous « philosophons » ». (2)
Par cette distinction, Heidegger est fidèle a ce qui porte au jour la pensée telle qu’elle a pris naissance dans le monde occidental. Depuis Platon, la pensée y est une épreuve de pointe qui suscite un rejet plus ou moins violent. Déjà au temps de Platon, « on » se moque du philosophe, comme il l’évoque dans le Théétète, où la servante de Thrace se raille de Thalès, ou pire encore lorsque les Athéniens mettent à mort Socrate.
Aujourd’hui, rappelle Heidegger, la philosophie institutionnelle participe d’une entreprise dirigée contre la pensée. Si bien que le rapport que les philosophes professionnels entretiennent avec Heidegger – qui comme aucun autre préserve l’exigence propre la pensée est empli de suspicion, de critiques acerbes, de chicaneries voire, parfois même, de haine.
La pensée n’a pas pour tâche de produire des thèses quelconques, de fabriquer des concepts, mais est une épreuve en laquelle on est pris, qui nous concerne, nous meut en ouvrant un monde.
Au « prologue » de sa conférence « Temps et Etre », prononcée en Janvier 1962, Heidegger note : « Voici une petite indication pour l’écoute : il s’agit, non de prêter l’oreille a une série de propositions et ce qu’elles énoncent – mais de suivre, d’accompagner le pas de la démarche qui montre. »(1) Nous pourrions prendre cette indication comme anecdotique et nous centrer sur les thèses d’une prétendue philosophie heideggérienne (qui n’existe que dans l’esprit de ceux qui s’échinent a en façonner une) qu’il faudrait exposer, voire critiquer, ou nous pouvons, au contraire entendre dans cette remarque de Heidegger une invitation décisive quant à l’affaire et l’allure de la pensée. Cette même année 1962, répondant au révérend Richardson, Heidegger précise le sens de cette invitation :
« Ce n’est pas sans une certaine hésitation que j’entreprends de répondre aux deux questions essentielles de votre lettre du 1er mars 1962. L’une concerne l’impulsion première qui a détermine le chemin de ma pensée. L’autre demande que soit précise le tournant (kehre) dont on a tant parlé.
J’hésite à répondre, car les réponses nécessairement ne restent que des indications. Instruit par une longue expérience, je dois m’attendre à ce que l’on ne prenne pas ces indications pour une injonction à se mettre soi-même à son tour, sur le chemin d’une méditation personnelle de la « question » indiquée. On prendra connaissance de ces indications comme s’il s’agissait d’une opinion que j’aurais exprimée, et on la propagera comme telle. »
En effet, aujourd’hui comme hier, la pensée est comprise comme un simple instrument que nous pouvons utiliser, le savoir comme un ensemble d’informations à posséder et utiliser– qu’Internet, comme on nous l’assène, favoriserait. Heidegger ajoute, de manière particulièrement poignante : « Cette remarque n’est pas la complainte d’un homme mal compris, c’est la constatation d’une difficulté quasi insurmontable de compréhension. »(4)
Heidegger demandant qu’est-ce donc que penser, découvre que ce n’est pas une production d’un sujet humain, comme nous le croyons naïvement. Selon la vision bouddhiste, Heidegger perçoit ici que l’ego n’est pas le centre du phénomène que l’on désigne par pensée. La pensée est certes, le plus souvent, utilisée comme instrument d’appropriation, mais tel n’est pas son sens : « L’affaire propre de la pensée, ne peut cesser d’appartenir, en toute nécessité, a la pensée elle-même »(5) et nullement a celui qui le déciderait scion, par exemple, son bon vouloir, la mode, la morale ou la passion.
Comme Chögyam Trungpa ne cesse de le souligner, nous préférons ne pas nous ouvrir à cette épreuve et rester a l’abri en utilisant la pensée pour rendre notre monde plus solide et sûr. Voilà la racine du problème qui jette une ombre sur l’attitude habituelle « intellectuelle » qui en tant que telle ne prémunie de rien. « Toute la question est la : quand allons-nous nous ouvrir réellement ? L’action de notre esprit est enchevêtrée, introvertie, elle nous travaille comme un ongle incarné : si je fais ceci, cela va se produire; si je fais cela, ceci va se produire » (6) écrit Chögyam Trungpa, dans Pratique de la voie tibétaine, dont le titre anglais, beaucoup plus parlant, est Cutting thought spirituel matérialism. Il précise dans ce texte : « Le problème réside dans le fait que nous essayons toujours de nous sécuriser, de nous assurer que tout va bien. Nous cherchons constamment quelque chose de solide a quoi nous accrocher. » (7)
La difficulté de toute compréhension réside dans cette manière dont la pensée est utilisée afin de nous rassurer, rétrécissant ainsi notre monde. La pensée véritable, en revanche, ne vise pas à nous fermer sur nous-mêmes, à nous sécuriser, à maitriser le monde, a l’expliquer, mais à nous ouvrir à ce qui nous requiert en propre.
Rassemblons ici ce que nous avons vu quant à la tâche propre de la pensée. L’entente habituelle la réduit à la simple possession d’informations, de connaissances, ainsi qu’à leur assemblage hasardeux. L’élément authentique d’aventure y est absent, recouvert sous le souci de sécurité et de saisie qui constitue le mouvement de fond de ce que le bouddhisme désigne comme « l’ego », le moi fictionnel que nous cherchons sans cesse rendre réel et solide.
Or cette « difficulté quasi insurmontable de compréhension » qui fige ce qui est en question au lieu de le vivre est précisément ce que rencontre Naropa. Heidegger, comme Chögyam Trungpa, insiste, avec une vigueur, sans pareille, contre le danger de l’érudition pour l’érudition qui étouffe l’aventure de la patience et de l’attente sans laquelle rien ne se pense.
Ce n’est pas en cette direction que se dirigent la plupart des auteurs actuels a l’écoute de la parole bouddhique. Qu’il se revendique de la profession de philosophe ou d’enseignants bouddhistes, l’histoire de Naropa s’explique, pour eux, comme une dénonciation de l’aventure métaphysique comme telle, dans son exigence secrète et difficile. Et la plupart des auteurs bouddhistes, avec une ignorance qui n’a d’égale que leur arrogance, affirme que Platon reste prisonnier d’une substantification de la réalité contraire à l’impermanence qu’heureusement, eux, ont su reconnaître, ou que Descartes reste prisonnier du cogito, dont eux se libère, etc…
L’affirmation de la déficience inhérente a tout exercice intellectuel entraine selon eux de devoir rejeter cette épreuve, au nom de l’intuition, du vécu pur ou de l’expérience intime… II faut faire droit à une « action enfin réellement pratique », la philosophie devant garder une certaine « proximité à la vie » (8) entendue comme « adaptation servile de notre agir aux besoins d’aujourd’hui ».
Nous voyons d’emblée l’absurdité de ce raisonnement : la dénonciation de ]’exigence de la pensée y débouche sur un hédonisme égocentrique, en phase avec le déploiement de l’économie de marché et son exigence d’une disponibilité toujours plus grande des hommes pour mieux en assurer sa propre perpétuation. II est temps de se rendre compte qu’un certain discours prônant l’ouverture, la tolérance, est un cache-misère qui, faute d’aller au fond de ce qui fait problème, ne fait qu’ajouter davantage de confusion. (La présentation du bouddhisme comme une thérapeutique permettant d’être plus efficace, conduisant par exemple Jigmé Rinpotché a écrire un livre – Etre serein et efficace au travail – avec un coach afin d’améliorer la productivité des cadres, est, pour cette raison-là, inquiétante ; elle fait du bouddhisme un outil de gestion, c’ est-à-dire un élément technique).
On nous conjure d’abandonner la métaphysique pour des « expériences de philosophies quotidiennes », enfin efficaces, – adjoignant à cette sommation des coups d’anathèmes devant ce qui pourrait s’y opposer – c’est-à-dire la philosophie authentique (et au premier chef Martin Heidegger qui en &nonce, par sa seule stature, en chacun de ses écrits, l’imposture).
J’ai, depuis plusieurs années, travaillé à ce que ce colloque ait lieu, mimé du souci que soit enfin rendu visible ce que pourrait être un effort en direction de la pensée et qu’apparaisse la vulgarité de ces approches aujourd’hui dominantes dont je vais essayer de souligner les ressorts qui les animent.
Nombre d’entre elles cherchent à rapprocher le bouddhisme des philosophies stoïciennes et hellénistiques contenant des exercices spirituels permettant, par exemple, de vaincre la peur de la mort. Se trouverait ainsi justifiée la revendication d’instructions pratiques qui nous libèreraient de l’effort propre à la pensée.
Un tel rapprochement favorise un fonds de commerce sans doute juteux, permettant des prolongements télévisuels lucratifs, mais il reste d’une étonnante naïveté dont la plus flagrante est de prendre l’opposition entre « pratique » et « théorique » pour établie et solide.
En réalité, pour celui qui a lu les Grecs – mais ceux qui s’en réclament les ont-ils seulement lus ? – la praxis ne va pas du tout en direction de ce que nous nommons la pratique. En effet, chez nous, pratique est ce qui est efficace, utile, alors que chez les Grecs, elle est, de manière presque antipodique, l’espace d’une pure gratuité. En ce sens, la praxis se distingue de la poiësis, le fait de faire être quelque chose : une table, une maison, une sculpture… La praxis n’a pas sa fin a l’extérieur d’elle-même. Ainsi, le joueur de flute ne vise a rien d’autre qu’à]’expérience même qui le requiert tandis qu’il exécute un morceau de musique. Le menuisier, en revanche, est orienté par la table qui gouverne le sens de ses actions. La praxis se distingue donc non de la théoria mais de la poiësis.
La théoria n’a pas grand-chose a voir avec notre entente du théorique qui désigne, chez nous, un ensemble hypothétique qui ne se trouve pas en contradiction avec les faits dont il cherche a rendre compte. Le mot théoria, qui vient du grec théa, la vue au sens de ce qui est vu et implique, dans la pensée grecque, de voir face a face et directement l’être. Théoria, désigne : « une façon de regarder capable de prendre en vue ce qui est, tel que c’est cela qui est le plus visible. » (9) La théoria est ainsi – de manière certes bien surprenante a nos yeux – le sommet de la praxis. Comme le dit Jean Beaufret : « La théorie ne sort pas plus de la praxis que Celle-ci n’est simplement l’application de celle-là, mais les deux, théorie et praxis, relèvent d’une pensée qui, comme pensée de pointe, rend l’une et l’autre possibles en leur donnant le ton et qui est l’aurore d’un monde. »(10)
Les Grecs ne distinguent donc pas la pratique du théorique, mais, redisons-le, la praxis de la poiësis.
Notre surprise provient du fait que nous les confondons. La « pratique » est pour nous un faire efficace, ce qu’est ni la praxis, ni même la poiësis, et nous identifions le « théorique » a l’activité de la pensée abstraite et désincarnée. C’est une entente étroite qui débouche sur la conviction absurde que l’action s’oppose a la pensée. L’examen du phénomène lui-même suffit à en montrer la bêtise. Le médecin qui examine son patient,
fait-il une action ou pense-t-il ? Considérer l’action comme la simple effectuation d’un effet, repose sur une pensée mécanique qui n’a rien voir avec son ressort au sein de notre existence.
Dans un cours d’introduction à la philosophie, de 1944-1945, intitulé « Penser et poétiser », qui fut interrompu suite à une intervention du parti national-socialiste lui interdisant de continuer d’enseigner, Heidegger explicite « la pensée grecque du poïen ». L’essentiel du « faire » n’est pas « qu’une activité s’y accomplit elle-même, et que, par cette performance, quelque chose de nouveau en procède » mais un savoir-faire are – faire apparaître ; par exemple, pour un pâtissier, un gâteau. Aujourd’hui, le produire délaisse ce foyer pour se transformer en « action insurrectionnelle et souveraine de l’humanité » et, dit-il, « Elle se règle sur la volonté obstinée d’accomplir de façon performante ce qui est toujours nouveau ».
Entre ces deux mondes, le monde Grec et celui de la rentabilité extrême propre à notre temps, se trouve la compréhension que tout ce qui est, l’est par l’épreuve qu’en fait le cogito, la subjectivité. Dorénavant, un phénomène n’est plus vu et considéré dans son apparition la plus propre, mais selon ce qu’un sujet, peu à peu entendu comme consommateur/¬producteur, peut en décider de par sa propre volonté.
L’opposition prétendue entre pensée et action, participe donc d’un ensevelissement d’une parenté originelle dont l’oubli fait peser sur notre existence une radicale menace.
Redisons-le, l’épreuve de la pensée n’a rien d’un jeu intellectuel. Et la réaction que les bouddhistes, animés d’un souci d’accomplissement spirituel, peuvent avoir devant les jeux creux de tant de professeurs de philosophie actuels ne condamne pas l’aventure philosophique en tant que telle mais bien plutôt son oubli dans le déploiement de l’histoire de la philosophie.
L’action, comme le révèle pour sa part Chögyam Trungpa, fidèle ici a toute la tradition bouddhiste, réside dans un déploiement de l’attention et de la présence à ce qui est et nullement à l’accomplissement d’une volonté : « L’action, dit-il, exige de l’attention. On avance avec cette attention particulière aux situations et on travaille sur elles, sans revenir à soi-même pour se demander comment agir ou ne pas agir. On agit, c’est tout. » (11)) La non-action qu’évoque la tradition bouddhiste n’est pas semblable au poïen, il ne vise pas à un savoir, mais a une harmonie avec ce qui est. Néanmoins, dans ces deux approches, l’action ne s’oppose nullement l’épreuve de la théoria, l’entente de ce qu’elle est, et nous centre par rapport à nos certitudes.
En réalité, le caractère le plus inquiétant des conceptions actuelles qui veulent faire du bouddhisme un ensemble d’exercices pratiques, est la haine de la pensée qui les habite, conduisant à réduire le discours philosophique a un simple matériel conceptuel disponible. Ce qui est à penser est alors particulièrement agressé et nié.
Le discours qui en découle, se voulant libre de la philosophie, en reste paradoxalement la victime. Voulant éviter les concepts, on en reste prisonnier – on ne se libère pas de l’atmosphère en laquelle nous vivons par une décision unilatérale, mail seulement au prix d’une longue et patiente discipline.
Par ce refus de l’épreuve de la pensée au nom du « pratique », le bouddhisme. est nié en ces ressources comme en ce qu’il est en propre; il devient simple produit, un outil visant à une fin, vendus par des lama, roshi, et autres maîtres spirituels. Leur engagement religieux ne les empêche nullement, parfois malgré eux, de participer à la barbarie de notre temps, qui consiste à être préoccupé par la rentabilité à tout prix, rentabilité qui doit inclure, pour être acceptable, une promesse de bonheur. La tâche de la pensée est de se demander si le bouddhisme est aujourd’hui une force disponible, comme il en existe tant a rage du divertissement, nous permettant d’atteindre, comme chacun nous y invite désormais, au bonheur immédiat et certain, a la paix et a la sérénité, dans l’ignorance des difficultés propres a notre monde, ou bien si sa venue en Occident peut favoriser, par son écoute de l’expérience humaine, la mise en chemin d’une pensée répondant à ce que notre temps appelle ?
UNE PENSEE QUI MET EN CHEMIN
Pour entendre ce possible, que tient en réserve la tradition bouddhique, il importe de faire droit aux remarques de Heidegger sur ce qu’est un chemin de pensée libre de la pensée calculante attaché à s’approprier quantitativement ce qui est. Une telle pensée, explique Heidegger dans Sérénité : « consiste en ceci : lorsque nous dressons un plan, participons a une recherche, organisons une entreprise, nous comptons toujours avec des circonstances données. Nous les faisons entrer en ligne de compte dans un calcul qui vise des buts déterminés. Nous escomptons d’avance des résultats finis. […] La pensée qui calcule ne s’arrête jamais, ne rentre pas en elle-même. Elle n’est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du sens qui domine dans tout ce qui est. » (12)
Comment donner place à la pensée méditante sans prendre enfin le risque d’une désorientation salutaire et libre ?
Cette question est d’autant plus aiguë, aujourd’hui, que l’emprise de la pensée calculante, d’une manière unique dans l’histoire de l’humanité, rend ce possible de plus en plus hasardeux et rare.
Chögyam Trungpa a consacré plusieurs séminaires à Naropa. Dans l’un d’eux, s’appuyant sur l’histoire de la rencontre du maha siddha et de la dakini il précise sa propre ambition d’enseignant : explique-t-il, « il sera impossible d’établir des rapports conceptuels. Vous ne tirerez rien de l’étude de ces matières – logique, épistémologique, grammaire et philo –ou Naropa aussi a mordu la poussière. »(13)
Il nous confronte ainsi à cette difficulté, mais non pas après des années d’étude comme ce fut le cas au temps de Naropa, mais dès le commencement du chemin – ce qui est un acte qui mérite que l’on y prenne garde. La remarque de Chögyam Trungpa est emblématique de son souci constant d’éviter une présentation théorique, scolastique du bouddhisme – qui est pourtant si présente au sein des écoles tibétaines dont il provient. Qui a tenté de le lire a fait cette étrange expérience : il n’y a rien à exploiter de son enseignement. Il résiste à toute tentative pour se l’approprier. La désorientation à laquelle il donne droit consiste à désarmer la pensée calculante à sa racine.
Chögyam Trungpa est, au XXe siècle, le maître qui a sans doute le plus clairement pris acte de cette situation, et vu la « difficulté quasi insurmontable de compréhension » qui nous menace. Ses livres gênent précisément pour cette raison. Lorsqu’il consacre des séminaires à la notion de bardo ou sur le mandala, comme il le fit en 1972 et 1973, il n’y a aucune information à en tirer. En le lisant, m’ont confié de nombreux érudits bouddhistes, ils n’y comprennent rien. La lecture de ces textes désoriente, révélant peut être par la une dimension de l’écoute plus vaste. Mais qui est encore prêt à cette patience ?
On bute à le lire d’une manière qui n’est pas sans rappeler certains cours de Martin Heidegger. Au lieu d’aller à l’essentiel, ou plus exactement à ce que nous pensons d’avance comme étant l’essentiel, a ce qui confirme donc ce que nous savons déjà et qui doit être de l’ordre d’un contenu facilement assimilable, que ce soit pour Chögyam Trungpa le sens du
Karma ou de la boddhicita, chez Heidegger de la poésie, ou de l’Eternel retour de l’identique dans la pensée de Nietzsche, nous sommes conduits dans ce qui semble des détours visant à nous mettre, nous-mêmes qui les lisons, en cause.
Nous avons du mal à comprendre quoi que ce soit, sans tenter de le ramener aussitôt au déjà connu. Or, ce qui est grand, demande, pour être entendu, un déplacement hors du bien connu.
Et quand, par chance, nous avons réussi à comprendre un sujet quelconque, la pente que nous avons tendance à suivre est de le mettre en sécurité pour l’oublier aussitôt. Ce que nous avons compris, vu, nous ne le gardons plus présent, ni ne maintenons plus avec lui un rapport vivant, et proprement questionnant. Tout l’enjeu est de laisser la question ouverte, le questionnement sans cesse plus questionnant nous jetant dans le hors-fond. A l’instar de la visite de la dakini, la vacuité même, à Naropa, nous sommes alors nous aussi désorientés, c’est-à-dire libérés de nos appuis habituels. Et ici, Heidegger et Chögyam Trungpa, dont une des phrases préférées était « la question est la réponse », disent étrangement, à partir d’un sol si différent, le même.
II n’est pas de pensée possible pour celui qui n’est pas prêt à une désorientation qui lui fait perdre ses points d’appuis conventionnels.
LA DISTINCTION CATEGORIAL — EXISTENTIAL
« La pénurie de langage, comme le souligne Gadamer, est constitutive de l’homme »(14). Il y a la une tendance du Dasein a un dévalement, qui le conduit à se servir de formules, de concepts normatifs, de conventions, sans penser de manière originaire. Cette di difficulté est redoublés en notre temps, où il n’est plus laissé à la parole de possibilités de nous parler. On écoute des enseignements bouddhistes nous parlant de l’Eveil, de la claire lumière, on écoute l’annonce de cataclysme naturel ou humain ayant entraîné la mort de milliers d’hommes, de femmes et d’ enfants, on entend des nouvelles alarmistes sur la menace écologique, c’est-à-dire sur la possibilité de vivre sur une terre encore habitable – sans que cela ne soit proprement audible.
Les analyses proposées par Debord sur la société du spectacle ont tenté de nommer ce phénomène que Heidegger permet de prendre en vue dans son mouvement le plus secret. La parole participe en notre temps d’une perspective technique qu’il faut entendre comme instrumentalisation générale faisant d’elle un simple véhicule transportant des informations qui la prive de tout caractère d’attaque.
Heidegger parle de ce caractère dans son cours De l’essence de la liberté humaine. Il y remarque :
« Si nous considérons l’ensemble de 1l’histoire [de la philosophie], nous observons que jamais et nulle part cette question [de la liberté n’a incité à saisir le questionnement en lui-même, la philosophie en soi, comme un accès à la racine – a la racine du questionnement. Bien au contraire : les efforts constants de la philosophie, spécialement depuis le début des temps modernes, se sont employés à élever finalement la philosophie au rang d’une science, ou de la science absolue. On considérerait la philosophie comme un comportement théorique, comme une contemplation pure, comme une connaissance spéculative (Kant) où il ne pouvait et ne devait se trouver aucune espèce d’attaque. » (15)
Heidegger montre ici, au plus près, le mouvement technique, qui sépare en les instituant sous ce visage étrange qui est désormais le leur, le « théorique » et le « pratique ».
Or ce qui est ainsi perdu c’est le « caractère d’attaque », c’est-à-dire que quelque chose puisse nous concerner au premier chef. Sans écoute du questionnement en ce qu’il nous questionne, la pensée n’est plus épreuve de la liberté, mais effectuation d’une tâche, résolution d’un problème…
L’engagement de Heidegger pour la vérité de la philosophie et celui de Chögyam Trungpa pour celui de la transmission spirituelle repose et s’oriente sur cette prise en vue : la parole courante ne parle pas, elle n’a pas de caractère d’attaque. Elle n’est pas proprement l’épreuve la liberté et ce non seulement en raison de la configuration même de (‘existence du Dasein, mais en raison de l’usure de nos représentations. L’attitude théorétique aujourd’hui dominante n’est nullement l’apanage des philosophes, et chacun d’entre nous utilise, a l’instar de Naropa, mais sans posséder la maîtrise qui fut la sienne, « grammaire, épistémologie, préceptes spirituels et logiques », d’une manière qui ne nous permet pas même d’entendre ce dont il y est question.
C’est en cette situation même que Martin Heidegger va faire un saut, une percée sans commune mesure avec aucune autre, d’une radicalité quid ne laisse plus en rien « l’avant rimer avec l’après », et dont j’ai la conviction que notre temps refuse d’écouter.
Heidegger fait une percée pour retrouver une parole qui parle, une percée à travers la tradition scolaire et latine de notre langage conceptuel où nous sommes ensevelis. La plupart du temps, remarque-t-il, nous parlons de quelque chose, sur quelque chose en tant qu’elle est cette chose-là. La chose se dévoile ainsi selon divers axes, nommés depuis Aristote les « catégories ». Le terme grec kata-agora, contient le préfixe kata qui désigne un mouvement de haut en bas, comme celui de montrer quelque chose, d’accuser quelqu’un et le radical agora, la place publique, le lieu où l’on peut vérifier les opinions.
Chez Aristote, le terme de catégories quitte sa signification accusative pour désigner ce qu’il y a de plus général que l’on puisse dire sur quelque chose. Aristote en énumère dix: la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, l’avoir, l’action et la passion.
La parole catégoriale cherche à dire de quelque chose ce qu’il est, en le surplombant. Pour prendre l’exemple de cette chaise, elle est dans la salle de la Maison Henrich Heine, à Paris, elle est en métal et en tissu, elle est de couleur verte, elle a un mètre de hauteur environ…
Martin Heidegger révèle la limite de ce type de pensée occupée à saisir et à capter ensemble activement et en laquelle nous baignons désormais spontanément. A côté de cette dimension catégoriale, il en existe une autre pour laquelle nous manquons d’égard, la dimension existentiale.
Dans son texte « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou « raison » », Heidegger écrit : « La vérité des choses subsistantes (das Vorhandene) se distingue spécifiquement en tant que réalité-mise-à-découvert (Entdecktheit) de la vérité de cet existant que nous sommes nous-mêmes, a savoir de la modalité révélée et révélante (Erschlossenheit) du dasein ». (16)
Autrement dit, le savoir portant sur les choses subsistantes, ou plus exactement selon la traduction de Vorhandenheit par François Vezin « l’étant-là-devant » ne peut s’appliquer tel quel à ce que nous sommes, nous, questionnant. Il n’a aucun égard pour l’expérience qui est la mienne en propre et qui ne peut pas être prise en garde par une telle vue surplombante. Le fait, ô combien décisif, que nous sommes chacun de nous, concerné, au premier chef, par notre être, la parole catégoriale n’en a que faire.
Pour des raisons fondamentales, qui tiennent à la structure même de notre être, il nous est difficile de ne pas suivre la pente nous conduisant à nous penser nous-mêmes comme un étant quelconque. Descartes par exemple, en tant que philosophe, tente un mouvement a contre-pente, cherchant à penser le proprement humain, par le « ego sum »,«je suis », mais ce mouvement d’échappée est aussitôt perdu lorsqu’il ajoute « je suis une chose pensante ».
Or ce que je suis n’est ni chose, ni substance, ni objet.
Prendre proprement en garde ce qu’il en est de l’homme est une tâche particulièrement ardue, qui révolutionne le sens même de la parole. Cette tâche impose de découvrir qu’il existe des directions de l’exister humain, les existentiaux. Ces directions sont décidées non pas théoriquement mais en faisant un avec l’exister que je suis, chaque fois, moi-même.
Le rapport a la vérité de ce qui est, comme à la vérité elle-même, ne peut pas passer, souligne Martin Heidegger, par-dessus le Dasein que je suis. Singulièrement la question se retrouve dans la présentation de l’enseignement bouddhiste en notre monde. La plupart des auteurs font comme si la vérité de ce qui est, se déployait sans égard pour celui qui l’interroge. C’est un trait singulier de l’œuvre de Chögyam Trungpa de s’y refuser. Il ressemble à certains maîtres du Chan qui mettait au cœur de leur enseignement une mise en question de celui-là même qui interroge, et de sa quête de compréhension. La parole n’y a plus du tout un statut explicatif dépendant d’un schéma logique réifiant, elle s’adresse droit au cœur de ce qui est en question dans l’existé humain.
Dans les anecdotes évoquant Mazu (709-788) l’un des grands maitres chan de la dynastie des Tang (618-907), se perçoit ce souci d’éviter, en mettant a profit toute occasion, que le disciple cherche au-dehors ou dedans quoi que ce soit. 11 cut une immense postérité.
« Un jour, alors que le maître chan Mayu Baoche se promenait avec Mazu, il lui demanda : « Qu’est-ce que la grande extinction ? » Mazu répondit : « Dépêche-toi ». Baoche demande : « De quoi faire? » Mazu : « De regarder l’eau ». » (17))
N’est-ce pas parce que la langue chinoise et la langue japonaise ne proviennent pas du Sanskrit, que l’effet de la logique n’y est pas aussi prégnant qu’il l’est dans nos langues indo-européennes et ouvre à une autre entente. Chögyam Trungpa, par ce dialogue fécond avec les traditions bouddhistes extrême-orientales en lequel il s’engage – avec une intensité à ma connaissance unique –, trouve appui pour le saut en direction d’une parole qui soit plus libre.
Chögyam Trungpa ne donna jamais deux fois le même enseignement. Selon les usages développés par les tibétains, une telle approche est rare, la plupart des maîtres donnant dans chacune des villes où ils se rendent, dans leurs grandes tournées planétaires, les mêmes instructions. L’enseignement de Chögyam Trungpa était, pour sa part, marqué par une écoute de la situation même où il se trouvait et à laquelle il répondait. En faisant cet effort, il put donner droit a une parole qui s’adresse, en propre, a quelqu’un et couper au travers de l’uniformisation actuelle qui menace l’intégrité de tous.
Le souci de Chögyam Trungpa d’enseigner les cinq familles de buddha, qu’il relie parfois aux cinq skandha parfois aux six mondes, est particulièrement significatif de cette direction qu’il suit. Sa présentation abandonne la pensée catégoriale de ce qu’est chaque famille, expliquant par une vue surplombante ce qu’il en est de l’étant étudié indépendamment de celui qui le connaît et l’éprouve. Le danger de cette présentation est d’adopter un point de vue tout à fait extérieur ; soit celui théorique d’une présentation logique et ordonnée, soit celui de l’Eveil comme une réalité existant à l’extérieur de soi dont la parole serait l’énonciation qu’il nous faudrait croire.
Chögyam Trungpa tente de briser, a sa source, cette distinction réifiante qui nous déracine, nous séparant de l’expérience. II adopte un point de vue où il n’existe plus de distinction entre l’Eveil et la confusion – qui sont les qualités de notre propre esprit. Voyez pour éviter de substantifier l’Eveil et la confusion, j’ai employé le mot qualité, qui est proprement catégorial – l’attribut inerte d’une substance –, et réifiant, manquant ce qu’il en est du phénomène. Il faut corriger : la confusion et l’éveil sont la texture mouvementée, jeu à l’œuvre en mon propre esprit, qu’il m’importe de reconnaître en son mouvement même.
Chögyam Trungpa dans le séminaire « Les six états de bardo », donné en 1971, répondant a une question, explique ainsi :
« On ne se précipite pas pour régler le problème de la turbulence, mais on plonge dedans – autrement dit, c’est le temps de l’intrépidité. On pourrait dire le temps de la confiance entière en la confusion. Voir la qualité de déroute en tant que vérité de sa propre réalité. Une fois qu’on se met à acquérir – avec confiance et courage – une intelligence de la confusion en tant que confusion véritable, elle n’est alors plus menaçante. C’est ça le terrain. L’espace commence à naître. » »
En ce texte joue un rapport non catégorial a noire esprit, où l’opposition sujet-objet cesse d’être opérante.
Le mot turbulence montre l’épreuve de la confusion dans une perspective non psychologique, c’est-à-dire où la réalité ne dépend pas du sujet conscient, mais est la stimmung, la texture même de la situation en laquelle nous avons à répondre – ou, selon la formule de Trungpa, plonger. Le mot décrit la tonalité d’une situation en laquelle il faut apprendre à correspondre et non juger d’une manière quelconque. Chögyam Trungpa précisant dès l’abord qu’il ne s’agit pas de régler le problème coupe court l’entente courante qui vise à nous apprendre maîtriser notre état d’esprit – que ce soit par des techniques comportementalistes, psychologiques ou spirituelles – qui précisément réifient ce qu’elles regardent. Il écarte toute entente du bouddhisme comme exercice technique ! Il ne s’agit pas d’apprendre quelque chose, de s’entraîner quelque chose, mais d’un geste beaucoup plus radical d’intelligence. Pour entendre le sens ici du mot intelligence, pensons à l’expression « être d’intelligence avec l’ennemi », où l’on entend bien l’immédiateté et l’entièreté du phénomène, où l’on est pleinement avec quelque chose, et non-engagé dans des raisonnements.
Par son invitation à plonger dans la turbulence, Chögyam Trungpa nous conduit à dissoudre la distinction entre le soi et un étant-là-devant que ce soit une émotion ou un sentiment. Non, nous ne ressentons pas des émotions en notre propre intériorité. C’est ainsi qu’il faut entendre l’injonction « voir la qualité de déroute en tant que vérité de sa propre réalité. » Invitation à laisser le phénomène se manifester en tant que tel, par le recueillement que l’intelligence permet et qui, comme tel, donne naissance à l’espace – mot ô combien central dans la perspective bouddhiste et particulièrement dans sa présentation trungpienne.
Les cinq familles de buddha sont autant d’existentiaux permettant de comprendre la structure même de l’être humain en tant qu’il ne demeure pas comme la pierre sur le chemin mais a à répondre de son existence propre.
UN DIALOGUE HISTORIAL
II ne s’agit pas, ai-je souligne, de faire l’exégèse des rapports que Heidegger a entretenus avec l’Orient et le bouddhisme, qui justifierait le rapprochement que je fais ici. Ce travail scientifique et historique est, en réalité, bien loin d’être décisif, n’établissant rien quanta l’affaire même de la pensée.
II ne s’agit pas non plus de chercher à faire une comparaison entre la philosophie de Heidegger et le bouddhisme, fut-il celui de Chögyam Trungpa, comme on pourrait comparer Heidegger et quoi que ce soit. Certes « chaque chose peut être comparée avec toute chose si, en comparant, il incombe seulement de constater n’importe quoi qui soit commun et n’importe quoi qui soit différent. » Mais tant que n’est pas vu ce qui est véritablement essentiel à ce qui est en comparaison, cela ne donne rien de décisif et reste une approche stérile.
Il n’est pas plus question de se tourner vers Martin Heidegger parce que je préférerais sa pensée à celle du néo-platonisme, de la scolastique, de la pensée de Spinoza, de Hegel, de celle de Schopenhauer ou encore de celle de Nietzsche, pour reprendre quelques-uns des ponts tentés pour confronter le bouddhisme a l’Occident. La « philosophie de Heidegger » ne me semble pas plus propre à traduire le bouddhisme en nos langues qu’aucune autre ! (Faut-il même, lorsqu’on traduit un texte bouddhique, le faire à partir de et avec la philosophie occidentale ? – n’est-ce pas là un immense égarement qui fait perdre à cette tradition son authentique singularité ?)
Si la rencontre du bouddhisme et de l’Occident ne peut se déployer sans une méditation de l’œuvre de Chögyam Trungpa et de Martin Heidegger, cela dépend uniquement de ce qui est ici en question, et ne se laisse décider que de l’entente de ce qui, précisément, est ici en question.
Or qu’est-ce qui est en question ici ? Le fait que nous vivions en un temps unique, le nôtre, qui nous convoque d’une manière propre. Il y a une temporalité de la parole du Bouddha auquel Chögyam Trungpa a su faire droit. Or, cette temporalité n’est pas visible dans l’air du temps, elle se tient précisément en retrait, inaperçue. Et personne n’a pu, comme Martin Heidegger, prendre en vue d’une manière aussi décisive ce qu’il en est de notre temps, ce qui se destine à nous depuis une histoire déjà longue.
Il importe ici de s’arrêter un moment sur ce que veut dire « penser son temps ». Martin Heidegger est ici extraordinairement précis :
« Les penseurs pensent ce qui est. Leur pensée est la pensée en un sens tout simple. Dans la mesure où l’être humain qui a rapport à l’histoire pense à l’avenir à partir de ce qui provient du passé, où il pense au passé en provenance à partir de l’avenir, et donc dans la mesure où, allant ainsi penser, il prend aussi en vue ce qui est présent, il pense constamment tout ce qui est. L’être humain qui a rapport à l’histoire pense. » (20)
Il ne s’agit donc nullement de dire des choses à propos de notre temps, sur les problèmes écologiques, économiques et sociaux. Cela n’est pas au sens le plus haut : penser notre temps. Pour y tendre, il importe de penser notre temps en rapport à l’histoire et a ce qui se destine à nous.
il importe ici de distinguer une telle pensée de l’histoire de l’historiographie moderne, avatar de la technique qui se borne à traquer et à calculer les répercussions du passé, sans pouvoir veiller à ce qui est. Heidegger distingue, pour éviter cette confusion, l’histoire comprise comme Historie, la science historique qui s’occupe du déroulement des événements qui passent et s’éloignent, « le réseau d’informations et de relations chronologiques » selon la formulation de Jean Beaufret, de la Geschichte, qui en est l’aître (21) véritable. La Geschichte est ce qui ne cesse de se destiner à nous et qui requiert, pour être reçu que nous ayons : « l’ouïe assez fine pour percevoir la venue et la provenance des pensées qui mènent le monde. » (22)
Mais en quoi Chögyam Trungpa a-t-il quoi que ce soit à voir avec notre propre destin ? Plus largement, en quoi le bouddhisme n’est pas juste une belle pensée de l’autre versant du monde mais non une ressource décisive en notre temps de détresse ?
C’est bien là que réside l’importance de Chögyam Trungpa, l’une des figures qui, au XXe s’est le plus radicalement engagée en un tel chemin pour penser ce qui se destine à nous. Il s’est engagé dans un effort de pensée, là où ses compatriotes n’ont pas estimé cette tâche décisive ; transmettre la tradition dont ils étaient les héritiers ne leur semblait pas requérir un tel effort.
Dans un livre consacré à la venue du bouddhisme tibétain en Occident, Ré-enchantement, Jeffrey Paine compare l’attitude de Chögyam Trungpa a celle de lama Yeshe, qui eut aux Etats-Unis une grande influence.
Pour lama Yeshe, explique Jeffrey Paine, « L’essentiel du bouddhisme tibétain était hors du temps et de l’espace, non-confine au Tibet ou même au bouddhisme. Cette ancienne religion, croyait-il, si elle est présentée habilement, pourra s’adapter parfaitement dans le monde moderne. Trungpa pensait, pour sa part, qu’une telle vision était grotesque : la modernité est trop différente ; en elle la vraie spiritualité peut aisément se désintégrer dans l’inconséquence. »(« )
C’est en une méditation pensante avec l’Occident, d’où il reçoit la direction de son œuvre, qui est proprement dialogue, traversée de part en part, avec ce qui est en question, que Chögyam Trungpa va repenser la tradition.
Au Tibet, il avait donné le Richen Terdzo, le « Trésor de la mine du précieux enseignement », collection d’enseignements traditionnels. Comme il le dit dans son ouvrage, Ne au Tibet :
« C’est une immense tâche, puisqu’elle ne demande pas moins de six mois. J’ai besoin de quelques jours avant d’accepter l’invitation, car bien que j’aie reçu de mon guru l’autorisation de donner cet enseignement, je n’ai encore que quatorze ans, et mon tuteur ainsi que Karma-Norsang, qui est mon conseiller principal, me disent que je dois être sûr de pouvoir réellement donner le wangkur complet, car toute défaillance serait grave »(24).
Même pour un tülkou [sprul-sku], donner ce cycle d’initiations à un si jeune âge est une prouesse. Chögyam Trungpa a été formé à cette dure école traditionnelle où l’on apprend par cœur avant de comprendre ce que l’on étudie – et ii passe plusieurs mois a cet exercice. Ce mode de rapport à la pensée et au savoir n’est pas absurde, il possède sa véritable grandeur.
Mais en notre monde, il devient anachronique et impossible. C’est en le sachant, en faisant l’épreuve de cette distance, que Chögyam Trungpa a présenté le bouddhisme en Occident d’une manière proprement inouïe.
Si je rappelle cet élément biographique c’est pour souligner l’étonnante révolution qu’il a effectuée. On la comprend habituellement, de manière grossière, non-pensante, comme le passage du moyen-âge tibétain a la modernité occidentale ! Mais qu’est-ce que cela veut bien dire ! Quel est le trait du monde traditionnel tibétain et celui de notre temps ?
Est-ce une adaptation à un contexte différent ! Certes non. Chögyam Trungpa est dans un rapport d’une extrême profondeur à notre temps qui donne, avons-nous dit, la direction même qu’il a pris.
II a repéré la dévastation propre à notre monde qu’il a tenté de nommer dans un premier temps « le matérialisme » sous ses trois visages, dont le plus étonnant est le « matérialisme spirituel » qui réduit la spiritualité a une marchandise, c’est-à-dire un produit. C’est la une conséquence de ce que Heidegger souligne comme le résultat du primat de la subjectivité. Or, nous montre le philosophe, « la subjectivité tient son aître de ce que l’être humain (aussi bien l’individu que les grouper et les civilisations) se soulève pour de lui-même disposer de son indépendance et ainsi de lui-même s’affirmer comme fondement et mesure de l’effectivité. […] La seule et unique loi qu’impose la dévastation est qu’il n’y a d’utile que l’utile puisqu’il est le plus utile. » (25)
Aujourd’hui, la spiritualité et le bouddhisme sont devenus des produits utiles – et peu de maîtres bouddhistes ont dénoncé l’effroi qu’implique cette décision.
En un second temps, Chögyam Trungpa a donné naissance a une présentation de ce qu’il nomme les « enseignements Shambhala ». II l’a pensé comme une réponse à la « dépression », signe de notre temps qui se manifeste par le refus de la brillance et de la grandeur au nom d’une efficacité qui désincarne l’homme, le déracine et le prive d’une relation a un monde sacré. Chögyam Trungpa a pris ainsi acte que notre monde ne connaît plus aucun des éléments permettant une transmission traditionnelle :
Il ne connaît ni cosmologie sacrée, ni sens du travail comme « métier », ni rapport a des dieux locaux, ni rituel rassemblant les hommes dans un dessein commun assume. L’effort de Chögyam Trungpa consiste à penser les contours d’un « monde sacré » qui soit perceptible dans le contexte qui est désormais le nôtre. Car pour lui, la modernité n’est pas nécessairement l’abandon du sacré, mais peut en sauvegarder une écoute, pour autant que soit entendu ce qu’elle nous destine.
Nous voyons dès à présent, le rapport entre cette pensée et celle de Heidegger qui tente, à partir d’une autre tradition, dans un autre dessein, de repérer les signes d’une écoute d’un dieu à venir.
Tous deux se situent dans un rapport paradoxal à l’histoire de leur tradition. Loin de l’oublier, de vouloir selon un usage à la mode – venue d’une lecture fautive de Heidegger – la « déconstruire », ils ne cessent de la méditer. Mais cette méditation, en passe par la destruction de ce qui oblitère l’initial dont leur tradition se veut l’héritière.
Chögyam Trungpa ne quitte pas la tradition bouddhique pour autre chose répondant mieux aux désirs de notre temps, son effort lui permet de dépasser certains des conditionnements que la tradition bouddhique a fini, au cours des siècles, par susciter et ceux que notre monde nous impose. Heidegger ne quitte pas la métaphysique occidentale, mais ne cesse d’ouvrir une entente pour ce qui la constitue en propre et nous ouvre un rapport plus libre avec elle : « On ne peut, du reste, disait-il, se défaire de la métaphysique comme on se défait d’une opinion. On ne peut aucunement la faire passer derrière soi, telle une doctrine à laquelle on ne croit plus et qu’on ne défend plus. » (« )
Paradoxalement, la présentation actuelle du bouddhisme est devenue prisonnière de la métaphysique occidentale. La plupart des questions que les bouddhistes d’aujourd’hui se posent sont inhérentes à leur ancrage dans la métaphysique et d’autant plus qu’ils ne la connaissent pas. Qu’il soit ou non occidentaux, n’est même plus ici déterminant, le monde tout entier étant occidental, c’est-à-dire marqué par le projet technique comme le souligne Heidegger :
« L’être comme Anwesen au sens de la base calculable de toute permanence de stock parle quasi uniformément en interpellant tous les habitants de la terre, sans que les habitants des continents extra-européens en sachent proprement rien, et encore moins soient en état, et aient pouvoir de savoir en ce qui concerne la provenance de cette détermination de l’être. »(« )
L’enjeu d’un dialogue entre la pensée bouddhiste et la philosophie occidentale est pour cette raison la condition indispensable, nécessaire,- a la survie du bouddhisme ; non pas comme les penseurs de l’école de Kyôtô l’ont cru, en usant des concepts de la philosophie occidentale pour penser le bouddhisme, mais pour préserver l’originalité propre qui est la sienne, pour sauvegarder une entente de l’initial qui le porte.
Pour l’Occident, la découverte de cette pensée offre une possibilité de prendre du recul face à la certitude où il se trouve.
Or, le bouddhisme, plus qu’aucune autre tradition, parle à une époque marquée par la crise des fondements, la mise en cause de points de repères solides : que ce soit celui du sujet, celui d’un Dieu personnel et transcendant, la difficulté d’une éthique… Il est toute entière méditation d’une absence de fondement qui ne soit pas nihilisme mais ouverture à ce qui est.
FABRICE MIDAL