Présence, vous avez dit présence ?
La Présence est l’un de ces mots que nous utilisons souvent, jusque dans les documents “marketing”, sans en mesurer l’exacte signification.
Comme le temps, tout le monde croit savoir, c’est tellement “présent » la présence, mais dès qu’il s’agit d’en déployer une compréhension, on s’aperçoit que cela devient très difficile.
Il peut être utile de préciser ce qu’elle n’est pas.
Il est tentant de faire le rapprochement de la présence et du charisme. Rappelons la définition du charisme que donne le Larousse: “Influence sur les foules d’une personnalité dotée d’un prestige et d’un pouvoir de séduction exceptionnels”.
Ou, dit autrement sur Wikipedia “Le charisme est la qualité d’une personne qui séduit, influence, voire fascine, les autres par ses discours, ses attitudes, son tempérament, ses actions. Un charisme puissant, fascinant, trouble et neutralise le jugement d’autrui ; le charisme aide à diriger, voire manipuler, les autres.”
“Oh! Il a de la présence, celui-là”, entend-on dire, fasciné, quand justement il sature l’espace et exerce ses capacités d’influence, pour le meilleur et pour le pire. Le charisme, on le sent bien ici est le contraire de la présence.
Alors comment pouvons-nous nous en sortir ?
Au fond j’aime assez les pistes que nous offre François Fedier lorsqu’il dit “Être présent”, c’est être « près de » et “Être prêt à…”.
Il me semble que l’on tient ici deux dimensions fondamentales de la présence :
- « Être près de…: » la distance.
- “Être prêt à…” le temps.
Présence et présent
Intuitivement, on sent bien que la Présence a quelque chose à voir avec la capacité d’être dans le présent.
Arrêtons-nous un instant sur la signification temporelle du présent.
On peut dire, trop vite et dans un fourvoiement définitif, est présent ce qui est là ici et maintenant.
Cette expression dont on ne cesse de faire usage, et en général c’est mauvais signe, conduit à deux contradictions majeures pour ce qui concerne le « maintenant » (je traiterai « l’ici » et le « là » dans un autre article).
La première, déjà pointée par Saint Augustin, est que, dans ce que je vis ici et maintenant, le passé est présent comme mémoire, le futur est présent comme attente et le présent est présent comme attention.
On voit que les trois extases du temps sont à tout moment coextensives ce qui n’étonnera pas ceux qui ont lu Heidegger.
Le temps « dévoyé »
“Dans les rues de la ville, il y a mon amour. Peu importe, où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas?….” (René Char)
Maintenant, c’est le moment de le dire, continuons notre enquête philologique.
Comme toujours, les mots peuvent parler pour peu que l’on accepte de les interroger !
Que nous dit le mot “maintenant”. Il nous dit main-tenant c’est-à-dire la main qui tient, retient, qui arrime un monde dont l’homme redoute le mystére.
Le présent du maintenant est un présent mort. Un présent qui se ferme à tout possible. Il est celui de l’identité. C’est le présent de la répétition, de l’actualité, de la curiosité: le présent des réseaux sociaux.
Dans ce présent, seul le défilé constant du même est visé. Impossible de “rester auprès des choses” pour faire résonner l’essentiel.
Juste le défilé d’une prise qui n’approfondit jamais rien : la curiosité.
C’est un présent “haché”, divisé comme le dit si bien René Char, en successions d’instants insignifiants, l’actuel, celui que nous serine l’actualité: le temps de BFM TV qui débite la non-information jusqu’à la nausée, celui du tableau de facebook et des autres réseaux sociaux.
La course à la consommation, l’hypostase de la marchandises, des loisirs, du sexe, des sentiments, de la consommation spirituelle, in fine, tout ce qui sert à remplir son temps, en sont parmi les manifestations les plus mortifères. Dans ce monde du nihilisme tout se vaut.
L’enjeu pour l’homme quotidien est, alors, de remplir un vide abyssal, un vide qui n’a pas de fond plutôt que d’en accepter le risque.
« C’est dans le vide, dans la faille du Rien, que chacun court le risque de soi même, s’advenir ou s’anéantir. Mais là ou tout est joué, où plus rien n’est à être, du vide ne peut sortir que le même avec sa menace sans hasard, le même d’une présence sans dépassement, prise dans l’étreinte d’elle-même. Aussi s’agit-il avant tout de le colmater »
(H.Maldiney).
In fine ce présent là, qui a justement cessé de présentifier, est celui de la banalisation, de l’opinion, des sentiments fallacieux et narcissiques (”il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler…”) : en terme heideggérien du bavardage et de la curiosité.
Alors quel est vraiment le présent de la présence?
Je propose, avant de répondre à cette question, de faire un détour par l’équitation.
Présence et tact équestre
Le général Durand, ancien écuyer en chef du cadre noir, définit ainsi le tact:
“ C’est la mesure dans l’à-propos » (Général Durand).
On ne saurait finalement dire mieux ou plus court.
Regardons travailler un instant ce génial écuyer que fut Nuno Oliveira.
Voici la légèreté en acte, cette légèreté dont Michel Henriquet, à la vue des gravures du XVIIIe siècle, se demandait, avant d’avoir vu l’écuyer portugais, si c’était un mythe, un idéal au-delà de toute effectivité!
« Poids du cuir et souffle de la botte » ainsi le cheval se meut dans l’aisance et dans le don de tous ses talents.
Le cavalier en cet instant n’est relié à l’animal que par son assiette, ce centre de gravité, le Hara des Japonais, qui assure la solidité dans un équilibre dynamique et informe en permanence le cheval sur l’intention et la disponibilité attentive de son cavalier.
Il est à la bonne distance: c’est à dire vigilant, dans une attente sans enjeux.
Le sans enjeux est fondamental et c’est à que la présence trouve son fondement ontologique dans la trans passibilité* introduite par Maldiney. C’est parce que l’écuyer, à ce moment-là, n’attend rien qu’il peut répondre dans l’instant à tout évènement y compris et surtout inattendu ou proprement imprévisible.
L’assiette régule certes, mais pour se faire elle informe d’abord. Ici la sensation est première. A chaque instant, et instantanément, l’assiette renseigne le cavalier sur l’état mécanique, dynamique, émotionnel du centaure dans l’instant et sans distance.
Mains et jambes sont disponibles et peuvent intervenir à tout moment. Et quand elles ont à le faire, c’est au moment juste, à l’endroit juste pour une information instantanée et immédiatement compréhensible par le cheval, avec le dosage, c’est-à-dire la retenue, nécessaire.
Ici tact et présence sont les deux faces d’une même monnaie.
Retour à la présence :
On commence à percevoir que tout ce qui vient d’être dit se fonde sur la sensation (l’aesthesis dont on ne soulignera jamais assez la double signification comme sensation et comme esthétique), la trans passibilité du cavalier, sa capacité d’ouverture, qui lui permet, du fait de sa retenue même, d’intervenir à bon escient, à propos, souligne le général Durand, c’est-à-dire d’une manière pertinente, au bon moment et avec mesure.
Ainsi le temps authentique de la présence est celui qui permet d’agir au bon moment. Les Grecs appelaient ce temps, celui de la décision, le kairos. Ce temps s’oppose radicalement au maintenant qui est le temps banalisé de la quotidienneté. Le Kairos est chargé de toute l’intensité de l’existence.
Être présent, c’est donc se mettre en disponibilité d’entendre pour pouvoir le cas échéant intervenir à propos, au moment opportun, ni avant, ni après, et avec mesure.
Voici quelques années déjà j’avais été invité à faire partie du jury de l’épreuve de fin de master de coaching à HEC. Une jeune stagiaire coachait une de ses camarades. J’ai eu l’occasion de souligner ce qu’avaient de douteux et d’artificiel ces co-coaching. Mais là n’est pas mon propos. Le temps passait, la coachée parlait, disait des choses intéressantes, les pistes de travail se succédaient toutes plus énormes les unes que les autres sans que notre coach en herbe n’en saisisse aucune. Agacé, au bout d’un moment je lui demandais si elle se sentait en relation avec sa coachée et ce qu’elle était en train de faire. Elle me répondit qu’elle était en train de se synchroniser ! Je lui répondis que, peut-être, si elle entrait en relation avec sa coachée, elle se synchroniserait toute seule !
Cette anecdote permet d’introduire le fait que tout ce qui vient s’interposer entre moi et l’autre, les objectifs, les attentes, les grilles de lecture, les outils…vient disqualifier toute forme de présence possible.
Dans mes séminaires, je fais construire aux stagiaires leur grille d’observation. Mais dès que l’on essaye d’appliquer ces grilles, on s’aperçoit que cela est rigoureusement impossible. Ce qui ne veut pas dire que leur élaboration est du temps perdu ! Elle attire l’attention sur toutes les dimensions qu’il va falloir saisir en même temps.
Alors bien sûr on ne saurait être présent (ni authentique d’ailleurs) tout le temps. Il y a un temps pour tout !
Comment travaille-t-on sa présence ?
Paradoxalement en se désencombrant de ses préjugés, de ses certitudes, de ses illusions…
Tout cela ne peut se faire que dans l’épreuve. Une épreuve où sont toujours mis en question nos adhérences à nos outils, nos théories, nos maitres, nos professeurs, notre superviseur….Et notre coaché voir notre cheval.
Lucien Lemaire
Ecole Européenne d’Hippocoaching
- Transpassibilité (site henri-maldiney.org)
« Henri Maldiney, en forgeant le concept de transpassibilité, aborde une question qui se trouve au cœur des réflexions de la phénoménologie : celle de savoir en quoi consiste l’essence du sentir et de la réceptivité humaine, quelle aptitude rend en nous possible un tel accueil. Pour approfondir la compréhension de cette notion, Raphaëlle Cazal en propose une étude qui permet aussi d’approfondir celle du transpossible et de l’Ouvert qui en sont indissociables »