
» Des hindous avaient amené un éléphant ; ils l’exhibèrent dans une maison obscure. Plusieurs personnes entrèrent, une par une, dans le noir, afin de le voir. Ne pouvant le voir des yeux, ils le tâtèrent de la main. L’un posa la main sur sa trompe ; il dit : « Cette créature est-elle un tuyau d’eau ? » L’autre lui toucha l’oreille : Elle lui apparut semblable à un éventail. Lui ayant saisi la jambe, un autre déclara : « L’éléphant a la forme d’un pilier. » Après lui avoir posé la main sur le dos, un autre dit : « En vérité, cet éléphant est comme un trône. »
Cette parabole millénaire est souvent reprise aujourd’hui par ceux, coachs ou consultants, qui prétendent ainsi montrer la relativité des représentations.
Et pourtant cette position, qui semble faire sens commun, méconnaît l’essence même du langage[i] qui est d’être une construction collective, permanente, partagée et contextualisée : une pratique. Nul doute que John Austin[ii] répliquerait qu’il s’agit d’une expérience de pensée artificielle, qui présuppose ce qu’elle est censée montrer et qui n’a donc pas de sens, car dans une expérience réelle, le contexte, la nuit, la place des différents participants, leur mémoire, leurs connaissances … seraient prises en compte dans un échange entre les différents acteurs concernés pour construire, par ajustement successif, une image de l’éléphant qui s’enrichit de toutes les expériences passées et s’enrichira de toutes les expériences à venir.
Le langage : un héritage
Pour les « philosophes du langage ordinaire », j’espère que cette notion s’éclairera au fur à mesure de ce texte, nous sommes toujours déjà dans un bain langagier[iii]. Ça parle ! dans ma culture, dans ma société, dans mon métier, dans mon quartier dans ma famille. Chaque contexte produit un univers de sens qui va contraindre la manière dont je comprends les mots.
Un exemple caricatural : télescope n’a pas tout à fait le même sens pour un opticien ou un astronome. Si je dis « je commande le télescope », l’astronome comprendra « je pointe, j’ajuste, je règle mon instrumente », l’opticien « je passe commande au fabricant », mais en même temps, se dessine aussi, pour l’homme occidental du XXIe siècle une image commune.

Chaque contexte connote le mot d’un sens particulier qui n’a de sens que dans ce contexte-là. Quand je parle astronomie, mon langage fait sens pour la communauté des astronomes. Ces communautés de sens, construisent des « grammaires » spécifiques (il faut entendre, ici, grammaire au sens large de structure générale d’un langage qui permet de donner sens à une phrase. J’en profite pour rappeler ici que seule une proposition (ie une phrase complète) a un sens. Pour le Tractatus, ce diamant noir de la philosophie, une phrase n’a un sens que si elle peut être vraie, fausse ou possible. Elle n’a aucun sens dans les autres cas[iv]. Wittgenstein**reviendra sur cette radicalité dans la seconde partie de son œuvre en nuançant et relativisant aux jeux de langage le soubassement logique de la langue.
Je ne sais plus si c’est Cavell ou Austin qui cite cet exemple. Si je veux apprendre le mot « chambre à coucher » à un enfant, je vais lui expliquer, « c’est là où l’on couche, il y a un lit… » Si en même temps, à chaque fois qu’il fait une bêtise, je lui dis « monte dans ta chambre » nul doute que, pour lui, le mot chambre sera connoté désagréablement !
Qu’on réfléchisse un instant sur ce qu’il en est du mot « amour ». Petit exercice ironique, mais salutaire, je pense : dans quel jeu de langage signifie-t-il dopamine !!
En tout cas, retenons que dans l’apprentissage de la langue nous sommes soumis à la dimension normative des jeux de langage dans lesquels nous sommes insérés.
D’où la question qui préoccupera Stanley Cavell : comment puis-je faire advenir ma propre voix?
Jeux de langage et formes de vie[v]
« La signification, c’est l’usage »
Peux être, commencez-vous à entre voir la dimension contextuelle du langage (qui structure notre pensée, il est bon de le rappeler !).
Un jeu de langage est donc un ensemble de règles, lié à un contexte donné, qui s’ajustent en permanence à travers une pratique réelle, c’est-à-dire, à travers des échanges concrets entre locuteurs et détermine les champs de signification possible.
Inutile de préciser que nous sommes tous insérés dans une multiplicité de jeux de langage différents.
Wittgenstein appelle forme de vie ces différents contextes. Les formes de vie dépendent de l’écologie des locuteurs : physiologie, éthologie, environnement, culture, société…
« Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre », nous dit-il.[vi]
Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre »,.[vi]
Je vais me permettre un petit aparté sur l’equicoaching qui a forme d’exemple. Un mythe tenace circule dans la profession. Celui du cheval coach ou thérapeute naturel : le cheval vous « dit » quelque chose sur vos émotions, vos comportements, vos difficultés. Si l’on suit Wittgenstein, on comprend immédiatement que, n’ayant aucun moyen d’avoir accès au monde intérieur d’un cheval, si tant est qu’il dise quelque chose il est strictement impossible de le comprendre. Cependant, le coaché peut, lui, tenter de donner un sens au comportement du cheval qu’il observe sur le terrain, sens que le coach présent va pouvoir questionner en identifiant les jeux langages mobilisés et leurs distorsions. Ce n’est pas la même chose : à chacun ses formes de vie, à chacun ses jeux de langage. Cet inversement des valeurs n’est pas anodin : il s’inscrit dans un contexte idéologique, épistémologique, historique contemporain : celui du délabrement de la pensée.
Le perfectionnisme moral : une éthique de l’accomplissement et une pratique de l’altérité
A nos oreilles d’européen, au moins aux miennes, les mots » perfectionnisme moral » résonnent étrangement. Voici encore un exemple de jeux de langage ! ils deviennent plus familiers dans celui de la philosophie américaine orientée vers une pratique humaine concrète et démocratique. Pour Emerson, la vocation de l’homme est de travailler en permanence à son propre accomplissement.
La philosophie du langage ordinaire met le doigt sur les contraintes imposées par les jeux de langages, familiaux, sociaux, culturels en particulier. Et pourtant chaque être humain arrive à faire entendre plus ou moins sa propre voix souvent comme modulation du langage social.

C’est son éthique, nous dit Stanley Cavell, de la revendiquer (claim).
Pour lui, l’éthique de l’homme est de faire entendre sa voix, mais, la plupart du temps, l’homme ne s’entend pas!
Stanley Cavell se définit comme héritier de Freud, de Wittgenstein et d’Austin. Étranges et paradoxales parentés, mais à y regarder de plus prêt Wittgenstein et Freud partagent au moins un point commun celui de prendre la parole au sérieux. La parole qui s’incarne ici et maintenant.
Car il s’agit, pour Cavell, non pas de décrypter quelque chose qui serait dissimulé derrière ce qui se dit (comme pourrait le suggérer une lecture hâtive de Freud), mais au contraire d’entendre, dans ce qui se dit, tout ce que nous ne voulons pas entendre. Rien de caché, donc, tout est là dans l’expression même de l’acte locutoire.
Mais alors, comment entendre ce que nous n’entendons pas de prime abord. Par la confrontation à l’altérité : c’est la voix de l’autre qui va me permettre d’entendre ma propre voix.[vii] C’est parce que la voix de l’autre est à prendre éminemment au sérieux, elle compte autant que la mienne, (c’est le fondement même de la constitution américaine !), que je vais à travers la sienne pouvoir entendre et faire entendre ma propre voix.
Cavell nous précise : c’est à travers la conversation (l’antidote du bavardage) que chacun trouve sa vérité.
Il arrive que cette altérité nécessaire trouve avantageusement à s’incarner dans un coach
La mission de ce dernier est alors de faire entendre ce que le coaché n’entend pas de sa propre voix. Ni plus ni moins. Pas besoin de processus, de grilles, de pyramides, de niveaux, de types. Arrêtons de décoder, il est temps!, pour simplement entendre et restituer la singularité d’une parole.
Musique et expression : l’indicible
Plus je vieillis et plus je m’aigris sans doute. En tout cas, je fais le constat, dans les formations que j’assure, que les coachs (mais je connais aussi des psy) écoutent, mais n’entendent pas. Ils écoutent de cette écoute » professionnelle » qui me met mal à l’aise, avec leurs grilles de lecture, avec leurs outillages, avec tout ce qui les coupe, définitivement, d’une relation vivante.[viii]
« ce qu’on ne saurait dire, il faut le taire »
Si le tractus se termine sur les limites du langage, l’indicible, « ce qu’on ne peut dire, il faut le taire », le second Wittgenstein va le compléter dans un double jeu paradoxal : ce dont on ne peut parler, nous pouvons le montrer, nous dit-il, d’abord, puis, les limites du langage se montrent à l’intérieur même du langage (à l’extérieur du langage, il n’y a rien). Ce qui ne se dit pas est contenu dans ce qui se dit.
Alors, qu’est qu’une partition musicale sinon une succession de signes conventionnels organisés selon des règles : un jeu de langage. Le baroque, le romantisme, le sériel, le dodécaphonisme n’ont pas les mêmes règles ; ils ont pourtant ,peu ou prou, les mêmes signes. Ils appartiennent à des jeux de langage différents. Chaque école à sa propre ponctuation, ses propres règles de composition.
Il est donc important de savoir avec quelles règles on joue. Un musicien d’une certaine école s’y retrouve instantanément. Être dans le bon jeu de langage est une nécessité pour être compris.
Mais, sauf à faire jouer un robot, l’expressivité va naître de l’interprétation individuelle à l’intérieur des règles du jeu. Chaque interprétation constitue, comme aux échecs, une série de coups. C’est ici que survient la voix singulière de chaque interprète : on la reconnaît, en quelque sorte, comme une modulation sur fond d’onde porteuse.
Dans mon article « et si le coaching était un art », j’écrivais :
« Le grand psychiatre japonais, Kimura Bin, est aussi musicien. Il remarque que lorsqu’un grand artiste joue un morceau de musique, il faut à la fois qu’il se souvienne des notes précédentes (la rétention Husserlienne), qu’il anticipe les notes suivantes (la protention Husserlienne), cela est vrai pour tout musicien, y compris le plus médiocre, mais dans l’instant, juste, le Kairos, où il va jouer sa note, celle-ci surgit du rien, pure intuition agissante, juste la trace du souffle, la pulsation du rythme.Cette intuition agissante est « l’éclair de l’Être » : cela fait « Art »
Il s’inscrit alors dans le temps suspendu tout un monde en émergence, un nouveau réseau de sens, des résonances qui ne sont justement pas des « raisonnances ». L’alchimie se passe au niveau de l’Aesthésis, du sentir. Car, tout ce qui est existentiellement important, est a-conceptuel : au-delà de la communication, dans la Parole qui est souvent Silence à ce niveau-là. »
C’est à l’intérieur même de l’écriture musicale, dans le silence qui accompagne le rythme que peut s’entendre le plus profond : la voix singulière de l’interprète.
Retour au coaching
Ainsi, un coaching selon la philosophie du langage ordinaire consiste :
- à prendre conscience et faire prendre conscience dans quels jeux de langage le coaché se trouve pris et quels sont les règles de vie sous-jacentes
- à interroger la grammaire de ces jeux là pour faire émerger ce que le coaché n’arrive pas à entendre
- à donner accès au silence (rythme) pour laisser se déployer l’être même de la personne (ouverture): sa voix en propre.
C’est bien dans le rythme, c’est-à-dire dans le silence qui structure la parole que peut s’entendre la parole singulière du coaché. L’indicible, le fondamental, l’originaire jaillit dans les failles du discours mais balisé par le discours.
Il s’agit juste de s’intonner!
CAVELL, S (trad. Sandra Laugier et Nicole Balso) (1996) , Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Paris, Le Seuil,
WITTGENSTEIN, L. (1961), Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, L. (1965), Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, L. (1975), Remarques philosophiques, Paris Gallimard.
WITTGENSTEIN, L. (1976) [1965], De la certitude, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, L. (1980), Grammaire philosophique, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, L. (1984), Remarques sur les couleurs, Mauvezin, Trans-Europ-Repress.
WITTGENSTEIN, L. (1992) [1971], Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, suivies de Conférence sur l’éthique, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, L.
(2002), Remarques mêlées, Paris, Flammarion.
** Biographie de Wittgentein (Encyclopedia Universalis 2017)
« Né à Vienne, d’un père industriel, Ludwig Joseph Johann Wittgenstein entre en 1906 à la Technische Hochschule de Berlin, puis en 1908 à l’université de Manchester, pour s’y spécialiser en aéronautique ; mais son intérêt passe bientôt des problèmes techniques à la question du fondement des mathématiques. Il visite alors Frege à Iéna et, sur son conseil, s’inscrit au cours de Bertrand Russell à Cambridge (1912-1913).
Mais, abandonnant la fortune héritée en 1913 à la mort de son père et renonçant à l’enseignement universitaire, il entreprend une carrière d’instituteur de campagne (1919-1926), puis se consacre pendant deux ans à la construction d’une maison, à Vienne, pour l’une de ses sœurs.
Ce n’est qu’en 1929 qu’il accepte de retourner à Cambridge où il reçoit le grade de docteur pour son Tractatus, publié en allemand en 1921, puis accompagné d’une traduction anglaise en 1922. Il y enseigne jusqu’en 1939 comme fellow à Trinity College, avec une interruption d’une année, pendant laquelle il séjourne dans la cabane solitaire qu’il s’est construite en Norvège (1936). Quand il est appelé à succéder à Moore en 1939, la guerre éclate ; devenu citoyen britannique, il est alors mobilisé dans les services de santé à Londres. Il retourne à Cambridge après la guerre mais démissionne en 1947, puis passe son temps entre l’Irlande, Oxford et Cambridge. Atteint d’un cancer incurable, il s’installe en 1951 chez son médecin de Cambridge, pour y mourir.
Il laissait un seul manuscrit prêt pour l’édition, les Investigations philosophiques, qui furent publiées peu après sa mort en 1953, avec une traduction anglaise. Mais son influence s’était profondément exercée sur ceux qui l’avaient fréquenté, et un opus posthumum très volumineux allait être progressivement publié. »
Biographie de Stanley Cavell (Encyclopedia Universalis 2017)
« Né en 1926 à Atlanta (Georgie), Stanley Cavell, après avoir étudié et enseigné à Harvard et à Berkeley, est devenu professeur à Harvard University, où s’est déroulée toute sa carrière. Il représente, par sa revendication d’une voix philosophique de l’Amérique, un courant tout à fait original de la pensée américaine contemporaine. On a tendance, depuis que le positivisme logique viennois s’est installé aux États-Unis, à la suite de l’immigration de ses figures centrales dans les années 1930-1940, à identifier philosophie américaine et philosophie analytique. Cavell, lui, veut faire reconnaître d’autres héritages, afin d’opérer ce qu’il définit comme un retour à l’ordinaire. Bien plus tard, il reviendra sur son expérience, et ses liens avec la philosophie, dans Pitch of Philosophy (1994, Un ton pour la philosophie). »
Notes de bas de page:
[i] Au début des réflexions philosophiques, Wittgenstein produit une critique radicale, et en latin s’il vous plaît, de la théorie Augustinienne du langage comme purement référentielle.
[ii] John Austin s’est beaucoup interrogé sur les illusions d’optiques. cela l’a conduit à produire une théorie de la perception.
[iii] Ce que reprendra à sa manière Lacan.
[iv] Wittgenstein disqualifie comme bavardage tout ce qui ne peut faire l’objet d’une validation ; c’est-à-dire tout ce qui ne renvoie pas à un fait du monde. En vrac, la philosophie, l’éthique, la religion. Entendons-nous bien, il ne nous dis pas que ces questions ne sont pas importantes, il nous dit même que ce sont les questions fondamentales, mais il nous dit qu’il est vain de les aborder par le langage : elles sont hors des limites du langage. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». C’est pourquoi il disait à ses étudiants en philosophie : « arrêtez de faire de la philosophie, changez de vie ! ».
[v] Wittgenstein a beaucoup varié sur la conception des jeux de langage. J’essaye ici dans dégager sa version la plus opérante pour notre propos.
[vi] Il faudrait reprendre ici toutes ses stimulantes expériences de pensée ; comment peut-on comprendre la douleur des autres ? Puis je communiquer mes sensations ? Mes sentiments ? Comment être sur que l’on se comprend….
[vii] Levinas ne dit pas autre chose quand il parle du Visage de l’autre qui me convoque
[viii] « La spatialité et la temporalité de la présence ne sont pas de l’ordre de la représentation; et, le rapport de communication n’a rien à voir avec les techniques de communication dont se prévaut notre époque, et qui sont utilisées comme des prothèses là où précisément la communication est en échec. Ce qui risque d’ailleurs de rendre permanent l’échec » 8 Henry Maldiney