Lorsque j’écoute les hommes politiques, les managers petits ou grands, pour peu que j’ y soit attentif, je reste frappé par ce paradoxe : voilà des gens qui se font, à juste titre, une haute idée de leur mission et tiennent leur rémunération de leur capacité à composer avec la complexité et qui dans le même temps récusent au nom du pragmatisme toute forme de pensée qui ne soit pas strictement et immédiatement utilitaire.
Que n’ai-je point entendu sur ma propension à philosopher : « le monde est coupé en deux cher Monsieur, ceux qui pensent et ceux qui font, nous nous agissons et vous laissons à vos élucubrations ».
Ainsi, donc, dans la mystique de l’action sans recul, impeccablement mise en scène (spectacle, vous avez dit spectacle), il convient, d’abord d’agir dans l’immédiateté de l’événement, il me vient furieusement le mot gesticuler, on pensera toujours après, si on a le temps.
C’est que l’exemple vient de très haut : une scène de violence et voilà une loi sur les bandes, un meurtrier récidiviste et voici une loi sur la récidive, un schizophrène qui agresse un passant et voici une loi sur la maladie mentale (alors que par ailleurs on sabote la psychiatrie sans vergogne !). Ceux qui auront lu Nietzche, sauront y lire le comble de l’addiction à l’abêtissement : la logique réactionnaire, le contraire de la compréhension, de l’action, en un mot, la morale, eh ! oui, de l’esclave.
Etre chef des esclaves, c’est aussi être esclave, en voilà une belle ambition !
Ainsi en va-t-il des coachs, au moment ou le système s’effondre, où l’urgence est de mettre les managers face à leurs responsabilités, les uns continuent à pousser leur petit curseur, les autres à découper les managers en tranche(les 7 niveaux d’identités, Les niveaux logiques, les types de leadership…) tout en invoquant d’ailleurs, dans un aveuglement epistemologique navrant, dans le même sac ,la complexité, les approches systèmes voir pour les plus cultivés l’émergence ou l’enaction du regretté Varela.
C’est que dans le monde du spectacle, on se gargarise volontiers des mots valises sans aucune pudeur épistémologique.
J’aurais pu en appeler à Nietzche, à Kierkegaard voir à Mintzberg lorsqu’il déclare que les MBA sont des endroits où l’on dresse les managers à décider sans savoir (aprés tout,étant titulaire, moi-même d’un MBA, je me sens autorisé à cracher dans la soupe !) , mais c’est à Heidegger, dans les premières lignes de la lettre sur l’humanisme que je vais donner la parole :
« Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l’essence de l’agir. On ne connaît l’agir que comme la production d’un effet dont la réalité est appréciée suivant l’utilité qu’il offre. Mais l’essence de l’agir est l’accomplir. Accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude de son essence, atteindre cette plénitude, producere. Ne peut donc être accompli proprement que ce qui est déjà. Or, ce qui est avant tout est l’Être. » (Martin Heidegger, lettre sur l’humanisme).
Ainsi, agir c’est accomplir, c’est-à-dire déployer l’essence d’une situation dans toute son épaisseur.
Encore faut-il en avoir une compréhension et comprendre ce n’est pas expliquer doctement, mais la vivre au plus profond de ses implications, dans sa dimension existentielle. C’est à dire dans la tension de son avoir à être, en prise directe avec le mystère du sens.
Déployer une situation, c’est vivre ses choix (E.Levinas), en déployer le sens dans la totalité de son être, émotion comprise, en assumer l’angoisse qui donne une autre grandeur à l’engagement que la Rolex ou la Ferrari.
Il y faut bien sur une rectitude, une éthique qui ne s’acquiert que par un long travail sur soi qui seul permet d’être « en propre ».
Les grands artistes savent plonger au cœur de l’être : que cherche, donc, Cézanne en peignant sans relâche la même, mais est ce bien la même, montagne Sainte Victoire : l’être de la Montagne, c’est à dire la condition de son apparaître dans la fraicheur d’une présentation qui ne se fait jamais représentation.
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Il est possible que Rimbaud, Lautréamont, Kandinsky, Cézanne, Mozart, René Char en disent plus long sur le management que les professeurs des écoles de commerce, les consultants et paradoxalement, souvent, les coachs, surtout quand ils prétendent s’orienter solution ou accroitre la performance (le gouffre est devant toi, Camarade, encore un pas et tu trouveras tout seul la solution !)