Les réseaux sociaux sont trop souvent des vecteurs de démultiplication de l’insignifiance!
Mais il peut arriver que surgisse une pépite comme celle ci.
Dans ces temps où il devient impossible de penser la politique autrement que dans l’opinion et la réaction, cet interview de Cornelius Castoriadis* par Chris Marker nous offre une leçon pour penser « le » politique à partir de sa compréhension, profonde et passionnée, de l’Age d’or de la Grèce Antique, Grèce qui est parfois loin de celle fantasmée.
En tout cas, j’ai écouté et réécouté avec passion cet homme passionné.
Peut être Cornelius Castoriadis* est il un philosophe (mais aussi un psychanalyste et un économiste) injustement oublié. Pour ceux, comme moi, qui ont eu 20 ans en 1968, sa pensée éclaire les dévoiements monstrueux du socialisme réel et donne des clés pour penser la barbarie ce qui le rend précieux pour notre temps. Casto, comme on l’appelait à l’époque est toujours notre contemporain.
La seule chose que je puis lui reprocher dans cet interview, suite à une question de Chris Marker, c’est l’approximation qu’il fait de la pensée de la sortie de la métaphysique d’Heidegger qu’il transforme en sortie de la philosophie ce qui est une toute autre affaire à laquelle bien sur il ne saurait souscrire…ni Heidegger d’ailleurs!
Alors regardez, écoutez, une pensée dense, vivante qui se construit sous vos yeux.
interview de Cornelius Castoriadis par Chris Marker
*Cornelius Castoriadis
« Depuis son installation en France, à la fin de 1945, Cornelius Castoriadis, né en 1922 à Constantinople, de parents grecs, n’aura eu de cesse de déployer une intense activité d’analyste critique des faits humains et d’intellectuel engagé dans les luttes contre toutes les barbaries que connut la seconde moitié du xxe siècle. Redoutable polémiste, insensible aux compromis, il a su mener de front recherches théoriques inventives et interventions pratiques perspicaces. Son nom reste attaché à l’aventure du groupe et de la revue Socialisme ou barbarie qu’il avait fondée et dirigée, avec Claude Lefort, de 1948 à 1965. L’ensemble de ses contributions devait reparaître par la suite, accompagné d’inédits en huit volumes, de 1973 à 1979.
La passion pour la philosophie, qu’il dit avoir contractée dès son adolescence, ne s’épanouit vraiment qu’au milieu des années 1960, lorsqu’il entreprend une lecture critique de la philosophie marxiste de l’histoire, dont les résultats, amplifiés, nourriront en 1975 son maître livre L’Institution imaginaire de la société. En 1978 paraît sous le titre Les Carrefours du labyrinthe un premier volume rassemblant études – dont de nombreuses inédites –, entretiens, essais, textes d’interventions à de multiples colloques auxquels il participa. Ce recueil est suivi de quatre autres : Domaines de l’homme (1986), Le Monde morcelé (1990), La Montée de l’insignifiance (1996), Fait et à faire (1997). À partir de 1980, après avoir pris sa retraite de l’O.C.D.E., où il travaillait depuis 1948 en tant qu’expert en économie, Castoriadis devient directeur de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales et peut consacrer plus de temps à ses activités de psychanalyste (commencées en 1973). En 1977, toujours avec Claude Lefort, Pierre Clastres, Marcel Gauchet et Miguel Abensour, il fonde une nouvelle revue, Libre, qui ne connaîtra que six numéros.
Tant par sa formation, économique et philosophique, son sens indomptable de la liberté que par les circonstances historiques et politiques (il adhère en 1944 au P.C. grec, choisit l’exil en 1945 et s’engage au Parti communiste internationaliste, d’obédience trotskiste, avant de le quitter et de fonder, dès 1948, le groupe Socialisme ou barbarie), il a toujours refusé de séparer théorie et pratique. L’expérience du stalinisme, que ce soit au sein des partis officiels ou des groupes dissidents, l’a conduit à réfléchir aux conditions d’une action révolutionnaire efficace et juste ainsi qu’à celles d’une véritable émancipation des sociétés et des individus. Il a mis ainsi toute son énergie et ses capacités d’analyse à dénoncer et à déconstruire ce qui se jouait au nom du « socialisme réel », tant en U.R.S.S. que chez ceux qui y voyaient un modèle à imiter. Sa réflexion sur le social-historique l’amène à distinguer l’instituant de l’institué : « L’institution est un réseau symbolique, socialement sanctionné, où se combinent en proportions et en relations variables une composante fonctionnelle et une composante imaginaire. »
Cette notion d’imaginaire, qu’il découvre aussi bien chez Aristote que chez Kant ou Freud, lui permet de mettre en question la lecture marxiste, plus que marxienne, de la genèse des sociétés. Il n’y a pas de « dernière instance » transcendante (Dieu, la Raison…) ou immanente (les « lois de l’Histoire ») aux processus réels par lesquels les hommes organisent leur vie en commun. L’imaginaire est à la source aussi bien des structures aliénantes d’exploitation (qu’elles soient capitalistes ou « socialistes ») que des percées créatrices, révolutionnaires, démocratiques par quoi les sociétés s’inventent dans la liberté. « La loi, l’institution est création de la société ; toute société est auto-instituée, mais jusqu’ici elle a garanti son institution en instituant une source extra-sociale d’elle-même et de son institution. »
Par ces conceptions de plus en plus élaborées de l’autonomie qui tiennent compte des inventions scientifiques, techniques, culturelles, religieuses, Castoriadis s’était approché d’une anthropologie proprement philosophique qui savait faire la part au « sans-fond » en tant que constituant de notre être : « Chacun de nous est un puits sans fond, et ce sans-fond est, de toute évidence, ouvert sur le sans-fond du monde. » Que la plupart des hommes se contentent de « rester sur la margelle » n’empêchait pas Castoriadis de croire, sans illusion, aux pouvoirs créateurs de « l’imaginaire social ». Jamais l’idéal révolutionnaire n’abandonna cet homme pour qui la démocratie, encore à inventer, demeurait un horizon de vie et de pensée. »
Universalis 2014