Il est des formules comme ça qui finissent, tant elles sont rabâchées jusqu’à la nausée, par perdre toute signification profonde pour être rabattues dans le monde de la technique et de la marchandise : le marché lucratif de la gestion des Âmes.
Car la formule « savoir-être » devrait ouvrir des questions alors que la plupart du temps elle est utilisée comme arme fatale, réponse absolue à l’impuissance managériale (entre autres) en rabattant le problème sur des techniques et des apprentissages: apprenez à gérer à vos émotions, à gérer la communication, à coopérer …. Au fond, elle devient le joker qu’on sort pour éviter toute remise en question sérieuse (idéologiques, philosophiques, spirituelles, thérapeutiques, politiques….).
« La spatialité et la temporalité de la présence ne sont pas de l’ordre de la représentation ; et, le rapport de communication n’a rien à voir avec les techniques de communication dont se prévaut notre époque, et qui sont utilisées comme des prothèses là où précisément la communication est en échec. Ce qui risque d’ailleurs de rendre permanent l’échec » (H.Maldiney)
Dans la même veine, il faudrait parler, aussi, de l’instrumentalisation de la méditation et du consumérisme spirituel. Je renvoie pour un panorama passionnant au livre de Fabrice Midal « Les conférences de Tokyo (1)
Ayant une fâcheuse tendance à partir vite en croisade (je me soigne), j’avais décidé, en ce qui concerne ce savoir-être, de laisser pisser le Merinos comme on dit un peu vulgairement, quand j’ai écouté le séminaire de François Fedier sur le Silence (2).
Paradoxal, pensez-vous, puisqu’un séminaire sur le silence m’incite à parler, tout au moins à écrire? C’est que ce diable d’homme, dans ses hésitations quasi Modianesques, ses retours, ses remises en question, ses maladresses, arrive à polir les mots pour leur redonner leur éclat initial.
« Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux. » (René Char)
Donc, dans savoir être il y a deux mots « savoir » et « être » : deux mots redoutablement banalisés.
Qu’y a-t-il de plus banal que le mot être : je suis chauve, je suis diplômé, je suis soupe au lait, je suis tout court. Et pourtant dans cet être, il y a tout le poids de l’existence.
Et c’est là le nœud gordien: l’être n’est pas substance, ni même sujet ( de l’énoncé? de l’énonciation?) au sens d’upokaimenon, subjectum, soubassement.
De plus on parle ici à la fois de l’être et de l’être de l’homme, il faudrait distinguer! Alors quel est t-il cet être de l’homme: l’homme (Heidegger parlera du Dasein) est celui qui se préoccupe de son être. L’animal vit, l’homme existe, c’est à dire qu’il s’invente à chaque fois.
Car Exister, c’est avoir à être, « Être le là », nous murmure Heidegger avec puissance, il suffit de laisser résonner les mots, de mon monde, des sens que j’active en responsabilité et qui constituent mon paysage vivant, intensément vivant. Impossible, donc de banaliser l’Être : avoir à être, Ex-sister, est un travail d’ouverture de tous les instants qui implique une lutte incessante contre la banalité du quotidien, contre la chosification des mots qui sont la partie émergée de l’iceberg du processus « d’oubli de l’oubli de l’Être ».
«Une existence qui se tient à l’avancée d’elle-même, hors soi, s’oppose à un étant assuré de sa contenance. L’existant ne se soutient qu’à se départir de cette contenance où il est bloqué dans un jeu de rôle ou dans l’anonymat sans trouble du on, bloqué surtout dans sa position de sujet indéfectible dans son identité. La crise révèle l’existence en ce que par elle le sujet se trouve placé devant une tâche : la suppression de sa forme finie. Cette mise en demeure est une contrainte à l’impossible. À l’impossible nul n’est tenu sauf, précisément, l’existant qui ne peut être, au regard de l’étant, qu’impossible. Car jamais l’étant pris en lui-même ne peut donner lieu à la contradiction constitutive de l’existence : d’être hors de soi sans avoir à en sortir.»
Henri MALDINEY, Penser l’homme et la folie, Crise de la temporalité dans l’existence. Editions Jérôme Millon Grenoble 1991, p.121-122
Que peut bien nous dire Maldiney lorsqu’il parle de cette mise en demeure à l’impossible qui est au cœur de sa pensée de l’Existence : quelque chose de finalement assez simple à énoncer, mais qui exige de chacun de nous un engagement total. Exister, en tant que pleinement humain, c’est être capable d’accueillir l’inattendu radical (trans passibilité) et à lui donner un sens qui était jusqu’alors, parfaitement imprévisible(trans possibilité). Autrement, dit, c’est accepter l’imprévisible, le radicalement nouveau, et en faire quelque chose: une autre manière, en somme, de parler de « l’amor fati » de Nietzsche.
Nous ne sommes pas des héros et nous ne pouvons « Être » à tous les instants. Mais, se poser la question de l’Etre, c’est se poser la question de sortir de la quotidienneté et cela ne se fait le plus souvent que dans l’évènement et cet évènement particulier qu’est la « Rencontre »
« L’existence est rare. Nous sommes constamment, mais nous n’existons que quelquefois, lorsqu’un véritable événement nous transforme.» Henry Maldiney
Alors évidemment, le coaching, en tout cas celui qui n’est pas du semblant, est un espace privilégié pour une telle rencontre (voir mon article http://lamoucheducoach.blog.lemonde.fr/2007/12/11/pour-un-coaching-qui-ne-soit-pas-du-semblant/).
Voilà, rapidement exposée, une direction pour penser l’Etre et Penser, justement, c’est tenir ouverte la question.
Qu’en est-il maintenant du « Savoir ». On lit habituellement « savoir c’est avoir des connaissances ». S’agit-il d’acquérir des connaissances opérationnelles comme on apprend des recettes. ? S’agit-il d’acquérir des connaissances scientifiques, c’est-à-dire des connaissances sur des rapports de quantité ? Ou s’agit-il de radicalement autre chose ?
Et c’est là que François Fedier propose de nous éclairer avec un clin d’oeil en nous rappelant que savoir à la même origine que « saveur » Saveur, c’est le sentir instantané quand on goute un met, un vin.
Autrement dit, savoir, c’est être en contact immédiat (sans médiation) avec la saveur du monde, c’est être ouvert à la sensation qui est la manière humaine primordiale d’être au monde.
Cela ne saurait étonner ceux qui pratiquent le Zen.
Je laisse encore une fois à Maldiney le soin de faire le lien entre le sentir et la rencontre, entre le sentir et l’existence comme avoir à être.
« Cette conjonction de l’altérité et de la réalité commence à cette rencontre qu’est le sentir (humain) où quelque chose, à chaque fois nouveau, s’éclaire à mon propre jour qui ne se lève qu’avec lui. Nouveauté, altérité, réalité émergent l’une à travers l’autre dans toute rencontre. La rencontre a partie liée avec l’inattendu. Au moment où elle se produit, toutes les anticipations de l’attente sont en déroute. Et si elles ne le sont, je suis déçu dans mon attente pour n’avoir pas rencontré ce plus, ce hors d’attente, qu’est l’émergence de la réalité. Le réel est toujours ce qu’on n’attendait pas et qui, sitôt paru, est depuis toujours déjà là. La rencontre ouvre la faille nécessaire à la surprise en la comblant. Elle la comble originairement par cette ouverture même. » Henri Maldiney, Penser l’homme et sa folie, p. 316.,
Autrement dit, dans les sens que nous venons de questionner, le mal nommé dans son contre sens radical (mais non sans résonances idéologiques) « savoir-être » est ce qu’il y a de plus ambitieux dans la vie humaine, c’est-à-dire dans la mise en question et la construction permanente de l’humanité de l’homme.
Le devenir humain (chosifié et banalisé sous le savoir être) est ce processus difficile de mise en question permanent. L’éthique, ici, est de ne jamais refermer la question.
J’ai envie de l’exprimer autrement : « Savoir être » c’est assumer pleinement ses responsabilités sans s’arrimer à des certitudes qu’elles soient scientifiques, métaphysiques, morales ou pseudo spirituelles. J’écris « pseudo » car la spiritualité ne serait-elle pas justement ce savoir-être comme ouverture inconditionnelle à ce qui reste, et doit rester, sous peine de reduction au super étant des religions, le mystère de l’Être.
La mission du coach est d’ouvrir son coaché à exister en responsabilité (pléonasme!).
Lucien Lemaire
Ecole Européenne d’Hippocoaching
- Fabrice Midal (2012) « Conference de Tokyo : Martin Heidegger et la pensée Bouddhique », La nuit surveillée
- Seminaire de François Fedier « Le silence » : à voir sur tv http://philosophies.tv/evenements.php?c=120
- Maldiney, H. (1993). Penser l’homme et sa folie. Jérôme Millon.