De Marx à Simone Weil, de l’homme total au travail spirituel

« Philosopher n’est qu’une autre façon d’avoir peur et ne porte guère qu’aux lâches simulacres » ,

nous dit Céline ce grand expert en derniers hommes. Il est vrai que les philosophes ont souvent une fâcheuse tendance à éviter de mettre leur pensée à l’épreuve. Donner des leçons et se retrancher derrière la pureté du concept, voilà bien souvent le sport régional pour éviter de se mettre en risque, de se découvrir dans ses fragilités; le concept constitue alors la béquille idéale.

Il ne fait aucun doute que Simone Weil n’est pas de cette catégorie-là ! jamais femme ne fut plus totalement engagée dans l’action cherchant l’épreuve d’elle-même et sa cohérence existentielle jusqu’au péril de sa vie.

C’est sans doute pour cela qu’elle est peu reconnue dans le monde de la philosophie, elle qui fut la brillante élève d’Alain, étiquetée comme une extraterrestre entre mystique et militantisme jusqu’à occulter les fulgurances d’une pensée. Toujours sur le métier elle a remis son ouvrage.

Comme l’abbé Pierre, qui depuis son enfance, nous dit-il, n’a eu qu’une préoccupation, les autres et encore les autres, elle s’est sentie concernée par la souffrance d’autrui au point d’être surnommée « la vierge rouge » à normal Sup et de vivre toute sa vie comme la  plus pauvre parmi les pauvres.

L’une de ses expériences initiatiques fut l’épreuve qu’elle fit du travail en usine comme ouvrière et dans les champs comme journalière. Manœuvre sur les chaines d’Alstom, de santé fragile, elle s’est rapidement rendu compte de l’abrutissement qui la rongeait chaque heure de chaque jour. Elle prit conscience que l’abêtissement, son abêtissement, à elle, agrégée de philosophie et militante de choc, résultait inexorablement de la division du travail, en particulier entre travail manuel et intellectuel,  des conditions inhumaines vécues sur les chaines de production, de l’épuisement qui érode toute volonté.

Comment dès lors penser que le prolétariat puisse se révolter et porter une révolution qu’elle appelle de ses vœux.  Ne plus penser pour survivre, ne prédispose pas à prendre le pouvoir et à le garder. Et d’ailleurs, cela ne serait qu’une inversion, on l’a vu avec les drames du socialisme réel, et certainement pas une révolution.

Introduire dans sa vie l’épreuve du travail lui fit prendre conscience que chez les penseurs révolutionnaires, Marx compris, aucun n’avait fait cette expérience. Elle substitua alors le concept d’oppression à celui d’exploitation. C’est-à-dire une expérience existentielle à un mécanisme d’élucidation des ressorts du capitalisme au demeurant pertinent.

C’est que pour elle le travail est fondamental, il est le lieu de l’activité de l’homme, de sa nécessaire confrontation à la réalité.  Il est sa vocation comme expérience du réel, la condition de son épanouissement. Le travail est le lieu de la présence à soi et à la transcendance. Il suffit de penser aux compagnons du devoir, aux ordres contemplatifs ou au Zen où le travail tient une place importante dans la réalisation de soi.

 

Le travail est…spirituel, c’est à dire « une activité non servile imprégnée de spiritualité ».

Alors bien sûr, il y a loin de l’oppression à la réalisation, rien de moins que le renversement des valeurs, la mort de l’économie politique comme science séparée réglant les rapports humains sous le signe de l’échange, sous le signe du fétichisme mortifère de la marchandise (à laquelle appartient la force de travail) et du primat de l’argent et de la valeur d’échange au détriment de la valeur d’usage et de l’appropriation subjective du travail.

« Mais le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement commis par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs. Il tue dans l’âme la faculté qui y constitue la racine même de toute vocation surnaturelle. La basse espèce d’attention exigée par le travail taylorisé n’est compatible avec aucune autre, parce qu’elle vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer. »
Simone Weil – 1909-1943 – Conditions premières d’un travail non servile, 1942

On sait que le ressort du régime capitaliste est la plus-value (le sur travail) dont la dynamique implique la substitution au travail concret, celui de l’artisan qui se retrouve dans le produit qu’il fabrique, d’un travail abstrait servant d’équivalent généralisé dont le seul objectif devient l’échange au profit de celui qui possède les moyens de production.

Jusque-là, je pense que Simone Weil serait d’accord. Ce qu’elle peut regretter c’est que, pense-t-elle, Marx « objectivise » à sa manière les rapports entre les hommes sous la bannière des rapports de production.

Sans doute a-t-elle raison si l’on en croit la lecture marxiste, c’est-à-dire celle de l’instrumentalisation politique de Marx pour en faire un penseur Hegelien même inversé par le matérialisme.

Mais le marxisme est la somme des malentendus concernant  Marx ,  nous dit Michel Henry *  , dans son extraordinaire lecture de notre penseur  qu’il tient pour un philosophe de la vie, du déploiement de  la subjectivité et qui  se donne pour mission de démonter la perversion des systèmes qui l’aliènent.

« Par une telle aliénation les déterminations, les lois, les relations de la vie, entendons des individus vivants, deviennent des déterminations, des lois, des relations économiques. C’est cette substitution un retrait partout des relations économiques aux relations vivantes de la vie que Marx décèle partout et dénonce impitoyablement. C’est par cette substitution que se définit l’économie marchande. Ce qui caractérise une telle économie, en effet c’est que les relations qui s’instituent entre les individus ne procède pas d’eux et ne trouvent en leur principe, ne sont pas chaque fois l’expression de leur détermination subjective essentielle. » M.Henry

Pour lui Marx est le penseur de l’homme qui a « à être » , de l’homme traversé par la Vie et dont la vocation est de déployer  tout son potentiel créateur. L’objectif de la révolution Marxienne est l’homme total, c’est-à-dire la réunion des sphères séparées de la vie, le travail et le loisir, la fabrication et la création, l’action et la pensée.

On reconnaitra là quelques thèmes chers aux situationnistes.

Il devient clair, que une fois évacuée la méprise marxiste, Marx et Simone Weil parlent de la même chose quand ils parlent du travail

Alors, on pourrait se dire que les conditions de travail ont changé depuis cet entre deux guerres à partir duquel nous interpelle Simone Weil. Certes, les conditions de travail ignobles sont évacuées à la marge dans les pays à bas coup de main d’œuvre (qui se soucie du travail des enfants dans les usines textiles du Bengla Desh ou dans les mines de coltan), certes l’abrutissement généralisé prend la forme plus soft du spectacle et de ses avatars, il n’en reste pas moins que l’essence de l’aliénation, c’est-à-dire la dépossession de l’homme du fruit de son travail, de son travail comme épanouissement, dans le process même  de production et au profit de quelques-uns , n’est jamais pensé comme telle. Le masque prend la forme du grand leurre  des outillages de gestion : intelligence collective (sic), pensée positive, gestion des émotions, et  du détournement de ce qui pourrait être subversif comme la méditation à des fins utilitaires ou  mercantiles. La vie est ramenée à un immense slogan, à la clameur du black Friday

Pour terminer, je laisse la parole à Michel Henry :

« C’est l’organisation du monde tout entière en réalité, avec son matérialisme omniprésent,  ses idéaux sordides de réussite sociale, d’argent, de pouvoir, de plaisir immédiat, son exhibitionnisme et son voyeurisme, sa dépravation en tout genre, son adoration des nouvelles idoles, des machines infra humaines, de tout ce qui est moins que l’homme, la réduction de celui -ci a du biologique, mais, à travers celui -ci, à de l’inerte (….) C’est tout cela le tumulte incessant de l’actualité avec ses événements sensationnels et ses bateleurs de foire, qui recouvre à jamais le silence ou parle la parole que nous n’entendons plus. » (M.Henry)

Cette parole que nous n’entendons plus c’est aussi celle de Simone Weil la rebelle. Puisse-t-elle résonner comme un appel de la dernière chance.

Lucien Lemaire

Pour en savoir plus sur simone Weil, cette émission

Bibliographie

Chenavier R. (2001), Simone Weil une philosophie du travail, Paris, Le Cerf, La nuit surveillée

Debord G, (1989), Commentaires sur la société du spectacle, Gerard Lebovici

Téléchargeable gratuitement sur la toile

Henry M. (1976), Marx, Une philosophie de la vie (I), une philosophie de la réalité (II), Paris, Gallimard.

Henry M. (1987), La barbarie, Paris, Grasset.

* Michel Henry (encyclopedia Universalis 2017)

par Jean Greisch

« Philosophe français. Né le 10 janvier 1922 à Haiphong, en Indochine, Michel Henry fait ses études secondaires au lycée Henri-IV. Entré très tôt dans la Résistance, il passe l’agrégation de philosophie en 1945. Son cursus universitaire s’achève avec une thèse monumentale intitulée L’Essence de la manifestation (1963), doublée d’une Philosophie et phénoménologie du corps, dans laquelle il propose une relecture phénoménologique de Maine de Biran.

Élaborées dans une grande solitude, ses recherches sur les fondements de la phénoménologie ont pour arête vive trois ouvrages fondamentaux : L’Essence de la manifestation, La Généalogie de la psychanalyse (1985), Phénoménologie matérielle (1990). Le premier ouvrage remet en chantier l’idée d’une « phénoménologie de la raison », héritée de Husserl. Le deuxième propose une relecture originale de l’histoire de la philosophie moderne, de Descartes à Freud, en passant par Kant, Schopenhauer et Nietzsche. Il s’agit de comprendre pourquoi le phénomène originaire de la vie, présent dès la fondation cartésienne, fut oublié de plus en plus fortement. En retraçant la généalogie de cet oubli, que ni Schopenhauer, ni Nietzsche, ni Freud n’ont réussi à surmonter, Henry veut retrouver et placer au cœur de sa pensée « l’initial apparaître à soi de l’apparaître, l’invisible venir en soi de la vie ».

En soulignant le primat de l’intentionnalité, Husserl et Heidegger ont trahi la vie au profit du monde, et l’affection au profit de la représentation. Le qualificatif de « matérielle », ajouté au terme de « phénoménologie » se substitue chez Henry au concept husserlien d’intentionnalité et au concept heideggérien de souci, parce que la « matière première » de toutes les descriptions phénoménologiques est constituée par l’auto-affection.

Le radicalisme d’une pensée commandée par « l’immédiation pathétique en laquelle la vie fait l’épreuve de soi » n’a pas empêché Henry de mettre son interprétation de l’être comme vie à l’épreuve de descriptions phénoménologiques consacrées à la corporéité, l’agir et l’art.

Les deux volumes de son Karl Marx (1976) ont fait événement. À une époque où les lectures de Marx étaient dominées par les thèses d’Althusser, Michel Henry s’efforce de réhabiliter la dimension philosophique et la singularité de l’œuvre de Marx, en soulignant que le marxisme n’est que la somme des malentendus concernant Marx, et en proposant de le lire comme « l’un des premiers penseurs chrétiens de l’Occident ». L’une et l’autre formule, qui ont fait grincer bien des dents, renvoient à une compréhension de l’action et du travail comme manifestations originelles de la vie. Henry anticipe ainsi sa propre version de « l’horreur économique », qui fera l’objet de Du communisme au capitalisme : théorie d’une catastrophe (1990).

Quant au dialogue que Henry conduit avec l’œuvre de Kandinsky, il atteste que l’essence invisible de la vie n’apparaît jamais plus clairement que là où l’art s’affranchit des limites de la représentation. Mais l’homme contemporain est-il encore capable d’une telle vision ? Le regard pessimiste et désabusé que Henry porte sur le monde moderne dans La Barbarie (1987) suggère une réponse négative.

Michel Henry a également signé plusieurs œuvres littéraires : Le Jeune Officier (1954), L’Amour les yeux fermés (1976), Le Fils du roi (1981), Le Cadavre indiscret (1997). Ces romans explorent, avec les moyens de la fiction littéraire, les grands thèmes de la phénoménologie matérielle : l’épreuve de la vie, l’essence du mal, l’ipséité et l’intersubjectivité, la corporéité incarnée, le mensonge.

À partir du début des années 1990, il va s’intéresser de plus en plus aux textes fondateurs du christianisme et à la figure du Christ, consignée dans C’est moi la Vérité (1996), Incarnation (2000), et le livre-testament : Paroles du Christ (2002). Cette trilogie a pour fil conducteur le prologue de l’Évangile de Jean, dans lequel le Christ apparaît comme « l’Archi-Fils », Premier-Né dans la Vie et Premier Vivant, le seul à détenir l’ipséité essentielle en laquelle l’auto-affection de la vie parvient à l’effectivité. »

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