« Tact », voilà un mot bien désuet avec son coté Proustien qui fleure bon le salon bourgeois où les tirs se font à fleuret mouchetés dans l’hypocrisie la plus totale.
Et pourtant, ce mot par sa polysémie cachée recouvre une richesse de sens qui résonnent les uns les autres pour ouvrir à une profondeur qui seule permette d’entendre quelque chose de véritablement humain.
J’ai tenté de déployer dans le schéma ci-dessous la diversité des résonances du tact (cliquer sur l’image pour l’agrandir)
Dans la suite, nous en appellerons d’abord à l’étymologie, puis nous ferons un détour par l’art équestre car le tact fut longtemps la marque des grands écuyers, pour en revenir à l’accompagnement.
Étymologie
Le mot tact dans le dictionnaire recouvre deux ensembles sémantiques.
Le premier renvoie d’abord au sens du toucher :
- « Aspect du sens du toucher qui permet d’apprécier les divers stimuli mécaniques qui s’exercent sur la peau et les muqueuses (contact, pression, traction, etc.) »
- Au figuré : « Faculté de juger rapidement et avec sûreté, au moyen de l’intuition, sur de simples indices»
Le second, aux convenances sociales :
- . Appréciation intuitive, fine, mesurée et sûre en matière de convenances, de goûts, d’usages.
Ces deux ensembles de significations ne sont pas sans rapports puisque ils se fondent tous les deux sur une capacité originaire à sentir qui précède toute représentation.
Nous voici déjà au cœur du sujet.
Le tact équestre :
L’art équestre a fait du tact une de ses notions de base dans le dressage du cheval.
Le général Durand, ancien écuyer en chef du cadre noir, homme de cheval d’une grande humilité et d’une grande lucidité, le définit ainsi :
“ C’est la mesure dans l’à-propos » (Général Durand).
On ne saurait finalement dire mieux avec plus de concision.
Regardons travailler un instant ce génial écuyer que fut Nuno Oliveira.
Voici la légèreté en acte, cette légèreté dont Michel Henriquet, à la vue des gravures du XVIIIe siècle, se demandait, avant d’avoir vu l’écuyer portugais, si c’était un mythe, un idéal au-delà de toute réalité atteignable!
« Poids du cuir et souffle de la botte » ainsi le cheval se meut dans l’aisance et dans le don de tous ses talents.
Le cavalier en cet instant n’est relié à l’animal que par son assiette, ce centre de gravité, le Hara des Japonais, qui assure la solidité dans un équilibre dynamique et informe en permanence le cheval sur l’intention et la disponibilité attentive de son cavalier.
L’assiette régule certes, mais pour se faire elle informe d’abord.
Ici la sensation est première.
A chaque instant, et instantanément, l’assiette renseigne le cavalier sur l’état mécanique, dynamique, émotionnel du centaure dans l’instant et sans distance.
Mains et jambes sont disponibles et peuvent intervenir à tout moment. Et quand elles ont à le faire, c’est au moment juste, à l’endroit juste pour une information instantanée et immédiatement compréhensible par le cheval, avec le dosage, c’est-à-dire la retenue, nécessaire.
Finalement, toutes les dimensions du tact sont là :
- L’action juste : elle fait sens
- L’instant juste : elle intervient au moment opportun « (avant c’est trop tôt, après c’est trop tard »)
- L’intensité juste : la retenue qui , au sein de l’accord même, laisse place à la réponse.
Autrement dit agir avec tact c’est agir dans le rythme: ouvrir un dialogue.
Tact et accompagnement :
La notion de tact apparaît une fois dans l’œuvre de Freud dans la réponse à la question de l’intervention de l’analyste : à quel moment ?
Cette question a été reprise et approfondie par Theodore Reik[i].
« Le tact exprime une certaine adaptation de notre rythme personnel à celui de notre entourage du moment. »
Pour Reik il s’agit sans conteste de s’intonner, de s’accorder, au sens musical, au rythme de l’analysant.
Mais cette approche, pour intéressante qu’elle soit, est uni directionnelle.
Et, c’est dans l’entre deux ouvert par la difficile traduction de l’article en anglais, qu’un sens plus précis peut se faire jour.
« C’est toujours notre propre réaction psychologique aux communications de l’analysé qui éclaire notre voie, c’est la répons comme j’aimerais pouvoir la nommer. »
Cette notion de « repons » qui renvoie à cette forme musicale religieuse où deux groupes de chanteurs se répondent tour à tour dans un dialogue où la Parole divine émerge de l’approfondissement de chaque séquence. La condition en est bien sur le Silence, cette retenue qui laisse la place à la réponse pour que puisse surgir, de rien, cette Parole silencieuse.
« La voix silencieuse est celle qui sollicite l’engagement du processus du devenir homme, la voix s’exprimant dans une parole le nomme et partant lui donne forme »
Il s’agit donc dans le dialogue de laisser la place à l’autre pour qu’une Parole authentiquement humaine puisse surgir du silence.
Le grand psychiatre japonais, Kimura Bin, est aussi musicien. Il remarque, en phénoménologue, que lorsque un grand artiste joue un morceau de musique, il faut à la fois qu’il se souvienne des notes précédentes (la rétention Husserlienne), qu’il anticipe les notes suivantes (la protention Husserlienne), cela est vrai pour tout musicien, y compris le plus médiocre, mais dans l’instant, juste, le Kairos, où il va jouer sa note, celle-ci surgit de rien, pure intuition agissante, juste la trace du souffle, la pulsation du rythme.
Cette intuition agissante est « l’éclair de l’Etre ».
Le tact est ce qui crée la condition de ce court circuit du sens.
Il s’inscrit alors dans le temps suspendu tout un monde en émergence, un nouveau réseau de sens, des résonances qui ne sont justement pas des « raisonnances ».
L’alchimie se passe au niveau de l’Aesthésis, du sentir, du tact.
Car tout ce qui engage existentiellement est a-conceptuel , au delà du concept, irréductible à un quelconque procès de communication, pure aesthésis, sentir…tact
In fine, le tact est cette qualité d’être (ce n’est pas un savoir, pas un processus, pas une posture, pas un outil!) qui ouvre un espace commun où puisse surgir, dans toutes ses harmoniques, une Parole qui ne soit ni bluff ni bavardage.
[i] Voir l’article : Jean-Michel Vives, « La question du tact en psychanalyse », Insistance 2015/2 (n°10), p. 147-155. DOI 10.3917/insi.010.0147
Bibliographie:
« Esthétique du rythme » In Regard, Parole, Espace, Henri Maldiney, Lausanne, L’âge d’homme, 1973, pp. 147/172.