Ce n’est rien de dire que la pyramide de Maslow fait recette. La fascination pour les structures, pyramidales en particulier, une simplicité déconcertante non questionnée donne l’impression que l’on comprend quelque chose à l’homme, à la motivation de l’homme, à la ressource humaine, à l’homme comme ressource.
Voilà une litanie, un glissement qui va nous occuper dans la suite.
Ecrire un article flattant Maslow et voilà des milliers de like, proposer un interview de Francisco Varela, de Cornelius Castoriadis, une vidéo de Pierre Legendre, un texte approprié de Simone Weil, de Maldiney, de Michel Henry vous touchez trois dizaines de like maximum.
Cherchez l’erreur!!!
C’est d’autant plus surprenant que Maslow lui-même a toujours dit que la pyramide restait une hypothèse de travail et pas un modèle abouti ou définitif.
Cela pose, bien sur, la question du paradigme dans lequel se déploie le « monde » d’aujourd’hui.
Dans ce texte je me propose, donc, de rappeler les hypothèses de ce modèle puis d’en montrer les failles épistémologiques et ontologiques abyssales pour, enfin, tenter d’élucider « de quoi il est le nom ».
Les fondations erratiques de la pyramide
L’hypothèse princeps de Maslow est que ce qui motive les hommes est la satisfaction de leurs besoins.

Il va, donc, identifier et hiérarchiser 5 catégories de besoin :
- Les besoins physiologiques : les besoins vitaux
- Le besoin de sécurité : attente d’équité, stabilité de l’emploi…
- Le besoin d’appartenance : intégration au sein d’un groupe, expression, écoute..
- Le besoin de reconnaissance : estime de soi, implication dans les décisions…
- Le besoin d’accomplissement : « devenir de plus en plus ce qu’on est, devenir tout ce que l’on est capable d’être » (Maslow)
La théorie de Maslow s’appuie sur 4 principes qui vont être déclarés comme le moteur de la dynamique motivationnelle :
- Le principe d’émergence :
- Chaque besoin ne devient motivant qu’après satisfaction des besoins inférieurs
- Le principe de dominance
- Un besoin satisfait cesse d’être motivant : il laisse la place au besoin supérieure
- Le principe de frustration :
- La non satisfaction d’un besoin multiplie la puissance de motivation
- Le principe d’insatiabilité
- Les niveaux d’aspiration s’élèvent avec la satisfaction des besoins
Une remarque immédiate :
La théorie suppose implicitement que tous les individus sont motivés, puisqu’elle suppose toujours un besoin non satisfait (du fait en dernier recours du principe d’insatiabilité)
L’artefact insignifiant
Un réductionnisme « in-humain » et une décadence ontologique !
La pyramide de Maslow repose d’emblée sur un concept, le besoin, dont le moins que l’on puisse dire, est qu’il n’est ni défini ni questionné.
En éthologie, en biologie, le besoin s’étaye sur les pulsions : besoins d’auto conservation, faim, soif, chaleur, besoin de reproduction. Il se caractérise par le fait que le besoin cesse dés que la pulsion est satisfaite.
Cela fonctionne bien dans le monde du vivant* mais dans le monde de l’existant*, celui de l’homme, s’intercale le langage. Pour satisfaire ses pulsions, l’homme s’adresse à son semblable : Il adresse une demande.
« La demande se déchire du besoin » écrit Lacan
Et cette demande marque un saut qualitatif : elle ouvre l’entrée dans le symbolique qui est la marque spécifique de l’homme. Elle est adressée à quelqu’un qui ne pourra jamais la satisfaire car elle est fondamentalement « demande de demande ».
C’est dans cet entre-deux qui ne peut être comblé que s’installe le désir, dont l’essence leurrante est de n’être jamais assouvi.
En télescopant les niveaux sans crier gare, Maslow laisse s’effondrer le monde de l’existant sur le monde du vivant scotomisant ainsi la dimension existentielle de l’homme. Cette mise en abime de la demande est colmatée par la réponse du processus formel de motivation à travers la réification du besoin.
Pas de soucis, on gére : il suffit de répondre au niveau de besoin.
Une fragilité méthodologique et épistémologique :
Une fois le problème de fond posé, et, donc, dans son propre paradigme, il nous reste à constater que Maslow n’a pas réalisé d’enquête pour construire sa pyramide. Plusieurs études ont invalidé la hiérarchie des besoins au profit de structures plus complexes, en réseau par exemple.
Sans compter que les besoins de Maslow sont manifestement loin d’être universels. Qu’en reste-t-il dans un monastère zen ou comment expliquer qu’un Moitessier lors de la première course autour du monde en solitaire, renonce à une course déjà gagnée, donc, à une reconnaissance magistrale, à une gloire éternelle, pour rester seul en mer un demi-tour de globe supplémentaire… Et disparaitre autant que faire se peut des radars médiatiques !
De quoi Maslow est-il le nom ?
Ce n’est pas tant le travail de Maslow lui-même qui pose question mais l’utilisation massive sans distance qu’en font aujourd’hui les coachs et autres consultants. Car in fine, l’enjeu de la pyramide de Maslow consiste à rabattre l’existence, c’est-à-dire la possibilité aventureuse au cœur de l’Être humain, sur le monde du vivant sous la forme d’un besoin auquel il serait toujours possible de répondre.
Les personnes qui accompagnent les maraudes du Samu social par grand froid savent qu’une proportion non négligeable des SDF refusent l’abri provisoire qu’on leur propose. Non pas par pure folie ou parce qu’ils feraient preuve d’un manque de discernement suicidaire mais simplement parce qu’ils attendent « autre chose ». Ce qui est en question pour eux, n’est pas la satisfaction du besoin mais au contraire et très simplement, d’être reconnu comme un être humain.
Il y a une inadéquation fondamentale entre la prise en charge des SDF par un dispositif socioéconomique censé répondre à leurs besoins élémentaires et leur attente pour être réintégrés dans la communauté des hommes. Cette distance entre le niveau de l’être et celui de l’étant, pour parler philosophies, ouvre l’espace pour une demande sans doute maladroite, trébuchante, incertaine, demande qui ne pourra jamais être satisfaite car, il suffit d’ouvrir un poste de télévision en hiver, elle ne peut même pas être entendue : « mais de quoi se plaignent -ils on leur propose un abri et ils n’en veulent pas ».
L’humanité de l’homme est déniée au profit d’une gestion des ressources. Cette distance-là s’appelle l’aliénation pour Marx, le déracinement chez Simone Weil, l’essence de la technique chez Heidegger. Ces termes ne sont pas conceptuellement équivalents mais ils ont une intersection commune !
Cette question, fondamentale du déracinement, n’est pas conjoncturelle mais irrigue, dans le monde de la mondialisation, une manière nihiliste de considérer le monde.
Les écoles des commerces sont les relais au mieux inconscients, au pire complaisants, de cette marchandisation du monde.
J’ai passé un MBA à l’IAE d’Aix en Provence en 2001. Nous eûmes une intervenante, directrice du marketing chez IBM France, si je me souviens bien, qui nous rapporta l’anecdote suivante.
Un couple de touristes allemands entre dans la boutique d’un pâtissier prestigieux et demande un gâteau. Le pâtissier apporte le gâteau. Le couple de client demande alors « pouvez vous mettre de la chantilly ? ». Le pâtissier expliqua l’équilibre des textures et des saveurs et refusa de dénaturer son travail perdant ainsi une vente.
Notre intervenante n’eut pas de mots assez durs pour fustiger ce commerçant qui préfère renoncer à vendre plutôt que de saboter son travail !
Voilà la forme profonde de l’aliénation et l’essence de la technique, rien n’a d’autre valeur que celle que lui attribue le marché dans le grand procès de la production et de l’échange. Il n’est donc plus question de faire œuvre mais de fabriquer une marchandise. Faut il rappeler que la marchandise échappe à celui qui la fabrique autant qu’à celui qui la vend pour devenir une pure abstraction, un fétiche: l’argent.
La pyramide de Maslow est l’un des nombreux rouages qui rabattant l’être de l’homme sur le besoin le réintègre dans le grand procès de la gestion des ressources, de l’optimisation, de la gestion des hommes comme ressources.
Il faut bien voir les conséquences. Il s’agit aussi de la mort, allez, de la banalisation de l’éthique, en tout cas la seule que reconnaissait les grecs à savoir l’exigence d’avoir à faire œuvre, à faire de sa vie une œuvre.
Notre pâtissier était profondément éthique.
Au sens stricte, il n’y a même plus d’expérience possible car comme nous le rappelle Pierre Jacerme, faire l’expérience de quelque chose c’est accepter d’être bousculé par l’événement pour devenir autre : ce qui est par essence ingérable.
Les enjeux dans le paradigme gestionnaire sont terrifiants.
Être déraciné, c’est nier la dimension humaine, qui est d’avoir à Être, au profit d’un colmatage existentiel et idéologique qui fait de l’homme une marchandise parmi les marchandises.
Alors de quoi la pyramide de Maslow est-elle le nom ? on peut maintenant répondre sans ambiguïté :
du déracinement!
En guise de conclusion provisoire :
Il est possible de construire une philosophie du besoin qui ne soit pas chosifiante. C’est ce que fait justement, et ce n’est pas anecdotique, Simone Weil dans son livre « L’enracinement » (à lire absolument)
L’objectif de ce livre est de proposer les bases éthiques, politiques, existentielles pour une production humaine qui ne conduise pas à l’oppression mais au contraire serve de base à la réhabilitation d’une dimension spirituelle du travail.
Besoins matériels, besoins de l’âme, les besoins qu’elle identifie vont par paires d’opposés, par exemple autorité-liberté. Le jeu consiste alors à co-construire les équilibres dynamiques en fonction des contextes. Dans ce même travail Simone Weil propose de substituer une civilisation des obligations envers les êtres humains à l’actuel déclaration des droits humains.
Ce renversement est proprement révolutionnaire et réintroduit la responsabilité active des hommes dans et pour une collectivité fraternelle.
Je laisse la parole à Albert Camus, qui a été à l’origine de la publication de ce livre :
“Il me paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement.”
Nous vivons un monde où le slogan prend le pas sur la pensée.
Les réseaux sociaux nous abreuvent de leurs messages lénifiants : Mandela, Einstein, Krishnamurti, Bouddha sont convoqués sans vergogne en dehors de leur contexte, en dehors de leur propre chemin…sans que d’ailleurs l’authenticité de la citation ne soit même questionnée.
Dans tout les cas, ce qui fait la valeur de leurs enseignements , la mise à l’épreuve de toute une vie, est scotomisé au profit exclusif d’une incantation à visée mercantile (qu’il s’agisse de vendre un « produit » ou de se vendre soi!).
C’est d’ailleurs, le premier enseignement du bouddha: ne croyez rien de ce que je vous enseigne avant l’avoir mis à l’épreuve de votre propre vie. Voilà qui est clair pourtant!
Le travail de Simone Weil n’est justement pas d’ordre intellectuel. Tout ce qu’elle enseigne elle l’a expérimenté au péril de sa courte vie dans une congruence souvent héroïque: expérience de l’oppression sociale, de la guerre, de la violence, de la non violence, engagement révolutionnaire, expérience mystique…
Dans un autre ordre d’idée, il est bon de reprendre le salutaire travail de clarification, sens-non sens, proposé par Wiitgenstein pour se rendre compte rapidement que toutes les offres qui prétendent gérer l’humain sont de purs non sens. Le « tractacus logico philosophicus » se termine sur cet aphorisme qui n’est pas une boutade: « ce que l’on ne peut dire, il faut le taire ».
Autrement dit, pour reprendre une langue plus philosophique, le catégorial ne peut jamais rendre compte de l’existential, c’est à dire de l’épaisseur humaine, qui ne relève plus d’un dire mais d’un montrer (Wittgenstein).
« Pathei mathos » apprendre par l’épreuve, par l’éprouvé : voilà la seule voie.Tout le reste concours au masque mortifère du déracinement.
Lucien Lemaire
* La distinction entre vivant et existant est fondamentale. Un être vivant constitue une unité toujours en dialogue avec son environnement. Lorsque celui ci se modifie, le vivant va adapter sa réponse, son comportement pour rétablir sa stabilité maintenir son unité. Il peut utiliser pour cela des stratégies très sophistiquées. L’existant, lui, pose, en plus, à chaque fois la question de son existence, de sa projection comme possibilité à partir de son ouverture originaire. Comme le dit avec une concision remarquable Martin Heidegger l’existant est celui qui toujours se préoccupe de son Être (entendre « avoir à Etre »). « exister, c’est avoir à saisir sa propre possibilité d’être, avoir à devenir soi-même » (sarah Brunel d’aprés Kierkegaard) Seul l’ouverture à la Parole permet cela. J’écris à la Parole pas à la nov’langue.
Bibliographie
Jacerme P (2009), Monde, Déracinement, Présence des Dieux, Editions du Grand Est
Lemaire L (2015), hippocoaching, le cheval coach, EMS
Weil S (rééd 2017), L’enracinement : Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Hades
Wittgenstein L (réed 2001), Tractacus Logico-Philosophicus, Gallimard
Merci Lucien pour ce recadrage sur l’essentiel, qui, comme dans tous tes textes et tes deux ouvrages, nous incite à distinguer la voie de l’individuation vers la pleine réalisation de l’être de celle de l’univers de la marchandisation et de l’aliénation….
Merci pour ton appel constant à la vigilance, pour ton incitation à la prise de recul “en conscience”, parfois inconfortable, voire même irritante certes, mais toujours salutaire 🙂
Amitiés
Daniel
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