
Lorsque j’ai passé mon DEA en psychologie cognitive, j’ai eu le plaisir d’avoir pour directeur de mémoire à l’université de Provence le professeur Claude Bastien qui a accepté de m’accueillir alors que mon cursus était celui d’un clinicien. Preuve s’il en est que l’on trouve, même si c’est très rare, des universitaires ouverts.
Il se trouve que la question de l’expertise a été l’un de ses champs de travail.
Qu’est ce qui caractérise un expert? L’expert est celui qui sait mais qui ne sait pas pourquoi il sait.
Voilà qui semble un peu provocateur, surtout par rapport aux experts (auto) proclamés qui eux, comme les économistes, se trompent tout le temps mais savent toujours expliquer pourquoi ils se sont trompés!
Cette affirmation n’est pas gratuite, mais s’appuie sur un certain nombre d’expériences qui ont été menées dans le domaine médical ou dans celui du pilotage des centrales nucléaires.
Il m’a lui même relaté l’une de ces expériences qui, je pense, parle d’elle-même :
Elle concerne les radiologues. Il s’agit d’étudier comment ils élaborent leur diagnostic en examinant un cliché radiographique que l’on a délibérément choisi difficile à interpréter..
Pour ce faire, les psychologues ont construit un dispositif expérimental permettant de suivre la trajectoire du regard lorsque le médecin l’examine.
L’expérience a été menée avec deux groupes de praticiens. Le premier groupe était constitué de jeunes radiologues venant d’être reçus à leur CES, le second, par des praticiens très expérimentés.A chacun des groupes on a soumis des clichés délicats à interpréter. Le résultat est étonnant :
Dans le premier groupe, les jeunes praticiens, l’examen du cliché est continu, très structuré, pratiquement selon les chapitres du manuel, et …souvent le regard ne s’arrête pas là où il y a le problème. Ils font un mauvais diagnostic.
Dans le second groupe, l’examen du cliché semble aléatoire. Le regard passe d’un endroit à un autre sans logique apparente…et finit par s’arrêter là où se trouve le problème ! Mieux, quand on leur demande le diagnostic, ils disent, c’est cela, j’en suis sûr et quand on leur demande comment, le savez-vous ? Ils répondent « je n’en sais rien » !!!
Autrement dit, l’expert est celui qui a développé inconsciemment des procédures d’appréhensions rapides et globales qui lui permettent d’obtenir le résultat avec une certitude qui ne souffre quasiment aucun doute et qui court-circuitent le raisonnement rationnel.
Il s’agit, donc, d’une forme d’intuition acquise car si je reprends la définition du Petit Robert : « intuition: forme de connaissance, directe et immédiate, qui ne recourt pas au raisonnement».
Celle ci ainsi ne naît pas spontanément d’une quelconque compétence de l’esprit, mais s’appuie sur des connaissances mobilisées pendant des années dans l’exercice quotidien du domaine d’expertise.
Pour l’acquérir, il faut d’abord connaitre et savoir mobiliser parfaitement les chapitres du manuel et les mettre à l’épreuve pour que des formes et des procédures globales inconscientes puissent se développer: on ne lit pas les résultats dans le tarot !
J’ai été deux ou trois ans observateur dans des groupes de thérapie animés par un psychanalyste qui était un Mozart dans son domaine, les approches psycho corporelles.
J’ai toujours été enthousiasmé par son incroyable capacité à saisir l’enjeu d’un groupe dans sa globalité dans ses liens avec ceux des membres du groupe.
Ses interventions avaient 10 coups d’avance sur ma propre compréhension.
Lorsque, lors d’un débriefing, je lui demandai comment il faisait, il me répondit que toutes ses interventions étaient complètement spontanées mais que si, dans l’après coup, on lui demandait pourquoi il avait dit telle chose, il était capable d’en rendre compte dans ses champs théoriques.
Au fond, l’expert est quelqu’un qui a beaucoup travaillé, mis à l’épreuve et questionné ce qu’il a appris pour en fin de compte “l’oublier”.
Devenir expert, va donc consister essentiellement à se désencombrer, mais pour se désencombrer il faut avoir mis à l’épreuve, donc, maîtrisé ses références théoriques.
Les indiens ont l’habitude de dire qu’il faut une épine pour enlever une autre épine!