
« Au large de tout ici,
Sans ailleurs,
La rencontre est suspendue hors de soi,
Au péril de l’espace,
Dans l’Ouvert. »
H. Maldiney
Écouter, c’est entendre ce qui ne peut s’entendre : l’au delà des mots et qui pourtant est déjà dans les mots.
L’experience de la musique en est le champ d’experience le plus pertinent : il y a la partition, ce qui est ecrit, il y a ce qui est produit, le son, il y a ce qui est entendu, la musique.
« Ce qui ne peut se dire il nous faut le montrer » (Wittgenstein)
c’est dire si la musique peut nous apprendre quelque chose, à nous coachs, dont l’écoute est la profession.
L’immense chef d’orchestre que fut Celibidache savait faire jaillir l’au-delà des notes, l’au-delà de la partition sans ceder sur la partition, la coherence globale de l’oeuvre, non seulement pour faire accéder à une émotion, toujours superficielle, mais pour accéder à une vérité évanescente qui s’instruit, ici et maintenant, dans la rencontre insigne entre l’oeuvre et les spectateurs. (Celibidache et la philosophie de la musique – youtube)
Familier de la phénoménologie, pratiquant le zen, il n’était pas avare de formules chocs.
La musique n’est rien
(« La musique n’est rien – youtube »):
C’était l’une de ses phrases favorites. Ceux qui ont lu Henri Maldiney entendront resonner le titre d’un de ses ouvrages majeurs : « ouvrir le rien, l’art nu ». C’est que l’art, le vrai, ne signifie pas mais ouvre un monde. Un monde fragile qui échappe à l’artiste pour devenir co-naissance entre l’oeuvre et l’auditeur. C’est le rythme, ici des sons pour la musique, là des tensions de formes et de couleurs pour la peinture, qui dessine, avec la succession des mesures, une forme globale qui arrache au monde commun pour faire jaillir une vérité pathique irréductible à toute analyse, à toute histoire, à tout déterminisme à toute figuration (c’est le « c’est ressemblant » que l’on entend dans les musées et qui disqualifie toute possibilité de compréhension).
Il n’y a pas d’histoire de l’art…en tout cas pour rencontrer une oeuvre d’art. Et plus on veut être intelligent, expliquer plus on passe à coté de l’oeuvre. Car elle ne peut être qu’à chaque fois « rencontre ».
L’art ne s’épuise jamais dans la signification…la parole non plus.
Alors, oui, la musique n’est rien : ce n’est pas la partition, ce n’est pas une interprétation du chef d’orchestre et des musiciens, mais un au-delà qui fait toucher à l’être homme : une expérience immédiate.
« La fin est dans le commencement » :
C’est ainsi que Celibidache caractérisait une œuvre musicale par rapport à une œuvre qui ne « fait » pas musique !

Cette phrase ne peut être comprise qu’en lien avec le paragraphe précèdent. Parce que la musique n’est rien d’étant, rien de substantiel, rien d’objectif ni de subjectif d’ailleurs , qu’elle est le surgissement éphémère d’une forme toujours en formation et qui fait résonner ce qu’il y a de plus profond en l’homme.
Chaque mesure exécutée est une nécessité sans laquelle toute l’œuvre s’effondre. Elle ne tient sa nécessité que de l’instant et de sa dépendance univoque avec ce qui vient d’être joué et ce qui va désormais se jouer. L’ensemble pris dans la logique husserlienne de la mémoire rétention/pro tension inscrit une trajectoire sonore qui, à ce moment là ne peut être autrement.
Ça jaillit et pourtant ce qui surgit est toujours une unité originaire.
Cette expérience est fondatrice de l’écoute profonde.
La technique est la mort de l’art…et la « grille », celle de l’écoute! :
Celibidache nous met en garde : la technique est un double obstacle à l’art. La technique instrumentale d’abord : « Lorsque la virtuosité est apparue, la musique a disparu »…
L’enjeu est d’ouvrir un monde, pas de le fermer par des artefacts techniques ou technologiques à visée narcissique.
Le monde ainsi ouvert est pathique : au-delà des mots du critique musicale, au-delà des « explications » savantes, au-delà de la virtuosité sans âme de l’instrumentiste. Il s’y dévoile une vérité.
Pour lui la musique est morte lorsque la technique prend le pas sur l’intention. Il ne s’agit pas de se montrer mais de montrer : montrer quoi ? ce qui se donne dans l’instant et ne se donnera plus jamais…
Ainsi en va t-il pour la parole, des grilles de lectures, des techniques de questionnement, de l’écoute active…qui coupent définitivement de la réalité vivante de la rencontre.
Évidemment, on ne peut qu’effectuer le rapprochement avec la parole poétique qui distord la syntaxe au profit du rythme, disqualifie la signification pour mieux dévoiler la forme, et, in fine, révéler les architectures secrètes du réel et dont Henri Maldiney disait qu’elle ouvrait l’expérience de la parole originaire..
Celibidache a toujours refusé d’enregistrer car les dispositifs techniques introduisent des distorsions arbitraires à l’oeuvre soit en la mutilant soit au contraire en rajoutant du bruit..
Et le langage dans tout ça ?
Ainsi en va-t-il du langage, quand il est porteur d’une parole vraie. Cela rappelle étrangement la phrase de Wittgenstein :
Les mots, lorsqu’ils se figent dans une signification univoque, tuent la parole. Et c’est cette parole que nous coach devons libérer derrière la pesanteur de la syntaxe pour retrouver ce cri, cette musique primale qui est la vérité de la personne que l’on accompagne.
ce que l’on ne peut dire, il nous faut le montrer…
Mais que l’on ne fasse pas de contre sens, ce qu’il y a à entendre n’est pas de l’ordre de l’émotion, celle ci, et tous les gens qui pratiquent la psychothérapie sérieusement, pas ceux qui « gèrent » les émotions, l’ont expérimenté, peut être un obstacle à la compréhension, à l’émergence de la vérité.
Ne parlons plus de demande, mais d’appel. La demande s’adresse à un répondant constitué, mais l’appel éclate dans un espace qu’il ouvre en abîme et que ce serait fermer que d’y loger une réponse qui n’aurait pas été, elle-même mise en question dans son propre vide
La parole n’est rien, elle appelle mais c’est cet appel surgit de rien, de l’im-possible, qu’il nous faut apprendre à entendre.
Henri Matisse écrit:
“Je me dis quelque fois que nous profanons la vie : à force de voir les choses nous ne les regardons plus. Nous ne leur apportons que des sens émoussés. Nous ne sentons plus, nous sommes blasés”
Et quand l’oeuvre s’accomplit, il ajoute
« tout est neuf, tout est frais comme si le monde venait de naître »
C’est cette innocence là que nous proposons de retrouver…pour commencer à entendre.
Bibliographie:
Celibidache (2012), La musique n’est rien, Actes Sud
Maldiney (2010, ouvrir le rien, l’art nu, Encre Marine
DVD : « Le jardin de Celibidache »